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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/250

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esperons et, qu’ayant esté surpris en désarroy et plus foible en nombre, il s’estoit jetté à ma porte à sauveté ; qu’il estoit en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou prins. J’essayay tout nayfvement de le conforter, asseurer et rafreschir. Tantost apres, voylà quatre ou cinq de ses soldats qui se presentent, en mesme contenance et effroy, pour entrer ; et puis d’autres et d’autres encores apres, bien equipez et bien armez, jusques à vingt cinq ou trante, feingnants avoir leur ennemy aux talons. Ce mystere commençoit à taster ma soupçon. Je n’ignorois pas en quel siecle je vivois, combien ma maison pouvoit estre enviée, et avois plusieurs exemples d’autres de ma cognoissance à qui il estoit mesadvenu de mesme. Tant y a que, trouvant qu’il n’y avoit point d’acquest d’avoir commencé à faire plaisir si je n’achevois, et ne pouvant me desfaire sans tout rompre, je me laissay aller au party le plus naturel et le plus simple, comme je faicts tousjours, commendant qu’ils entrassent.--Aussi à la verité, je suis peu deffiant et soubçonneus de ma nature ; je penche volontiers vers l’excuse et interpretation plus douce ; je prens les hommes selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations perverses et desnaturées si je n’y suis forcé par grand tesmoignage, non plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre qui me commets volontiers à la fortune et me laisse aller à corps perdu entre ses bras. De quoy, jusques à cette heure, j’ay eu plus d’occasion de me louer que de me plaindre ; et l’ay trouvée et plus avisée et plus amie de mes affaires que je ne suis. Il y a quelques actions en ma vie, desquelles on peut justement nommer la conduite difficile ou, qui voudra, prudente ; de celles là mesmes, posez que la tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous, et pretendons plus de nostre conduite qu’il ne nous appartient. Pourtant fourvoyent si souvent nos desseins. Il est jaloux de l’estendue que nous attribuons aux droicts de l’humaine prudence, au prejudice des siens, et nous les racourcit d’autant que nous les amplifions. --Ceux-cy se tindrent à cheval dans ma cour, le chef avec moy en ma sale,