Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/258

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tousjours à nous doublement, obscurement et obliquement, ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C’est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron, et sans but. Ses inventions s’eschauffent, se suyvent, et s’entreproduisent l’une l’autre.


Ainsi voit l’on, en un ruisseau coulant,
Sans fin l’une eau apres l’autre roulant,
Et tout de rang, d’un eternel conduict,
L’une suit l’autre, et l’une l’autre fuyt.
Par cette-cy celle-là est poussée,
Et cette-cy par l’autre est devancée :
Tousjours l’eau va dans l’eau, et tousjours est-ce
Mesme ruisseau, et tousjours eau diverse.

Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu’à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires ; d’auteurs, il en est grand cherté. Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavans ? Est-ce pas la fin commune et derniere de tous estudes ? Nos opinions s’entent les unes sur les autres. La premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite ; car il n’est monté que d’un grain sur les espaules du penultime. Combien souvent et sottement à l’avanture ay-je estandu mon livre à parler de soy ? Sottement ; quand ce ne seroit que pour cette raison qu’il me devoit souvenir de ce que je dy des autres qui en font de mesmes : que ces œillades si frequentes à leur ouvrage tesmoignent que le cœur leur frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes desdaigneus, dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises et affetteries d’une faveur maternelle, suivant Aristote, à qui et se priser et se mespriser naissent souvent de pareil air d’arrogance. Car mon excuse, que je doy avoir en cela plus de liberté que les autres, d’autant qu’à poinct nommé j’escry de moy et de mes escrits comme de mes autres actions, que mon theme se renverse en soy, je ne sçay si chacun la prendra. J’ay veu en Alemagne que Luther a laissé autant de divisions et d’altercations sur le doubte de ses opinions, et plus, qu’il n’en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Je demande que c’est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre c’est un corps. Mais qui presseroit : Et corps qu’est-ce ? --Substance, — -Et substance quoy ? ainsi de suitte, acculeroit en fin le respondant au bout de son calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c’est qu’homme que je ne sçay que c’est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doubte, ils m’en donnent trois : c’est la teste de Hydra. Socrates demandoit à Memnon que c’estoit que vertu : Il y a, fit Memnon, vertu d’homme et de femme, de magistrat et d’homme privé, d’enfant et de vieillart.--Voicy qui va bien ! s’escria Socrates :