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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/261

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mon innocence. Je me hazarderois à une telle justice qui me reconneut du bien faict comme du malfaict, où j’eusse autant à esperer que à craindre. L’indemnité n’est pas monnoye suffisante à un homme qui faict mieux que de ne faillir point. Nostre justice ne nous presente que l’une de ses mains, et encore la gauche. Quiconque il soit, il en sort avecques perte. En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d’excellence, et duquel l’histoire m’apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ny les anciens ny nous ne penetrons, les officiers deputez par le Prince pour visiter l’estat de ses provinces, comme ils punissent ceux qui malversent en leur charge, ils remunerent aussi de pure liberalité ceux qui s’y sont bien portez, outre la commune sorte et outre la necessité de leur devoir. On s’y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir, ny simplement pour estre payé, mais pour y estre aussi estrené. Nul juge n’a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne ou tierce, ou criminelle ou civile. Nulle prison m’a receu, non pas seulement pour m’y promener. L’imagination m’en rend la veue, mesme du dehors, desplaisante. Je suis si affady apres la liberté, que qui me deffenderoit l’accez de quelque coin des Indes, j’en vivroys aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouveray terre ou air ouvert ailleurs, je ne croupiray en lieu où il me faille cacher. Mon Dieu ! que mal pourroy-je souffrir la condition où je vois tant de gens, clouez à un quartier de ce royaume, privés de l’entrée des villes principalles et des courts et de l’usage des chemins publics, pour avoir querellé nos loix’ Si celles que je sers me menassoient seulement le bout du doigt, je m’en irois incontinent en trouver d’autres, où que ce fut. Toute ma petite prudence en ces guerres civiles où nous sommes, s’employe à ce qu’elles n’interrompent ma liberté d’aller et venir. Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur authorité ; elles n’en ont poinct d’autre ! . Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d’equalité, ont faute d’equité, mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus. Il n’est rien si lourdement et largement fautier que les loix, ny si ordinairement. Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt. Les nostres françoises prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption qui se voit en leur dispensation et execution. Le commandement est si trouble et