Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/280

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Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut eviter. Nostre vie est composée, comme l’armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n’en aymeroit que les uns, que voudroit il dire ? Il faut qu’il s’en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi les biens et les maux, qui sont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l’une bande non moins necessaire que l’autre. D’essayer à regimber contre la necessité naturelle, c’est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu des alterations que je sens, car ces gens icy sont avantageux quand ils vous tiennent à leur misericorde : ils vous gourmandent les oreilles de leurs prognostiques ; et, me surprenant autre fois affoibly du mal, m’ont injurieusement traicté de leurs dogmes et troigne magistrale, me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine. Je n’en estois abbatu ny deslogé de ma place, mais j’en estois heurté et poussé ; si mon jugement n’en est ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché ; c’est tousjours agitation et combat. Or je trete mon imagination le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à ce service : il n’a point faute d’apparences par tout ; s’il persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaict-il un exemple ? Il dict que c’est pour mon mieux que j’ay la gravele ; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere (il est temps qu’ils commencent à se lacher et desmentir ; c’est une commune necessité, et n’eust on pas faict pour moy un nouveau miracle ? je paye par là le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte) ; que la compaignie me doibt consoler, estant tombé en l’accident le plus