Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/290

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plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l’affoiblissement et langueur ne m’attristent guiere. Je vois plusieurs defaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que je craindrois moins que mille passions et agitations d’esprit que je vois en usage. Je prens party de ne plus courre, c’est assez que je me traine ; ny ne me plains de la decadence naturelle qui me tient,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus ?

Non plus que je ne regrette que ma durée ne soit aussi longue et entiere que celle d’un chesne. Je n’ay poinct à me plaindre de mon imagination : j’ay eu peu de pensées en ma vie qui m’ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n’ont esté du désir, qui m’esveillat sans m’affliger. Je songe peu souvent ; et lors c’est des choses fantastiques et des chimeres produictes communément de pensées plaisantes, plustost ridicules que tristes. Et tiens qu’il est vray que les songes sont loyaux interpretes de nos inclinations ; mais il y a de l’art à les assortir et entendre. Res quae in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident, Quaeque agunt vigilantes, agitantque, ea sicut in somno accidunt, Minus mirandum est. Platon dict davantage que c’est l’office de la prudence d’en tirer des instructions divinatrices pour l’advenir. Je ne voy rien à cela, sinon les merveilleuses experiences que Socrates, Xenophon, Aristote en recitent, personnages d’authorité irreprochable. Les histoires disent que les Atlantes ne songent jamais, qui ne mangent aussi rien qui aye prins mort ; ce que j’y adjouste, d’autant que c’est, à l’adventure, l’occasion pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture pour faire des songes à propos. Les miens sont tendres et ne m’apportent aucune agitation de corps ny expression de voix. J’ay veu plusieurs de mon temps en estre merveilleusement agitez. Theon le philosophe se promenoit en songeant, et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et faiste de la maison. Je ne choisis guiere à table, et me prens à la premiere chose et plus voisine, et me remue mal volontiers d’un goust à un autre. La presse des plats et des services me desplaist autant qu’autre presse. Je me contente aiséement de peu de mets ; et hay l’opinion de Favorinus qu’en un festin il faut qu’on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu’on vous en substitue tousjours une nouvelle, et que c’est un miserable souper si on n’a saoulé les assistans de croupions de divers oiseaux, et que le seul bequefigue merite qu’on le mange entier. J’use familierement de viandes sallées ; si ayme-je mieux le pain sans sel, et mon boulanger chez moy n’en sert pas d’autre pour ma table, contre l’usage du pays. On a eu en mon enfance principalement à corriger le refus que je faisois des choses que communement on ayme le mieux en cet aage : sucres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combatit