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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/298

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soyent ny muets ny bavards, netteté et delicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serain. Ce n’est pas une feste peu artificielle et peu voluptueuse qu’un bon traittement de table : ny les grands chefs de guerre, ny les grands philosophes n’en ont refusé l’usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon aage plus fleurissant, car chacun des conviez y apporte la principale grace, selon la bonne trampe de corps et d’ame en quoy il se trouve. Mon estat present m’en forclost. Moy, qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience qui nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille injustice prendre à contre cœur les voluptez naturelles que de les prendre trop à cœur. Xerxes estoit un fat, qui enveloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer pris à qui luy en trouveroit d’autres. Mais non guere moins fat est celuy qui retranche celles que nature luy a trouvées. Il ne les faut ny suyvre, ny fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pante naturelle. Nous n’avons que faire d’exagerer leur inanité ; elle se faict assez sentir et se produit assez. Mercy à nostre esprit maladif, rabat-joye, qui nous desgoute d’elles comme de soy mesme : il traitte et soy et tout ce qu’il reçoit tantost avant tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile. Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acessit. Moy qui me vente d’embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulierement, n’y trouve, quand j’y regarde ainsi finement, à peu pres que du vent. Mais quoy, nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s’ayme à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans desirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes. Les plaisirs purs de l’imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands, comme l’exprimoit la balance de Critolaus. Ce n’est pas merveille : elle les compose à sa poste et se les taille en plein drap. J’en voy tous les jours des exemples insignes, et à l’adventure desirables. Mais moy, d’une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à faict à ce seul object ; si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents de la loy humaine et generale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les Philosophes Cyrenaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes. Il en est qui d’une farouche stupidité, comme dict Aristote, en sont desgoutez. J’en cognoy qui par ambition le font ; que ne renoncent ils encores au respirer ? que ne vivent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce qu’elle est gratuite et ne leur coute ny invention ny vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustantent pour voir, au lieu de Venus, de Cerez et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature du cercle, juchez sur leurs femmes’ Je hay qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aus nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue ny qu’il s’y veautre, mais je veux qu’il s’y applique, qu’il s’y sée, non qu’il s’y couche. Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n’avions pas d’ame ; Zenon n’embrassoit que l’ame, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suivy une philosophie toute en contemplation, Socrates toute en meurs et en action ; Platon en a trouvé le temperament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vray temperament se trouve en Socrates, et Platon est bien plus Socratique que Pythagorique, et luy sied mieux. Quand je dance, je dance ; quand je dors, je dors ; voyre et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjoinctes pour nostre besoing nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l’appetit : c’est injustice de corrompre ses regles. Quand je vois et Caesar et Alexandre, au plus espais de sa grande besongne, jouyr si plainement des plaisirs naturels et par consequent necessaires et justes, je ne dicts pas que ce soit relascher son ame, je dicts que c’est la roidir, sousmetant par vigueur de courage à l’usage de la vie ordinaire ces violentes