Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/302

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plaisirs comme ils font celluy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir mesme ne m’eschapat ainsi stupidement, j’ay autresfois trouvé bon qu’on me le troublat pour que je l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moy, je ne l’escume pas ; je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagreigne et desgoutée. Me trouve-je en quelque assiete tranquille ? y a il quelque volupté qui me chatouille ? je ne la laisse pas friponer aux sens, j’y associe mon ame, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer, non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver ; et l’employe de sa part à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doibt à Dieu d’estre en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouyssant ordonnéement et competemmant des functions molles et flateuses, par lesquelles il luy plait compenser de sa grace les douleurs de quoy sa justice nous bat à son tour, combien luy vaut d’estre logée en tel point que, où qu’elle jette sa veue, le ciel est calme autour d’elle : nul desir, nulle crainte ou doubte qui luy trouble l’air, aucune difficulté passée, presente, future par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prent grand lustre de la comparaison des conditions differentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempeste, et encores ceux cy, plus pres de moy, qui reçoyvent si lachement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voyrement leur temps ; ils outrepassent le present et ce qu’ils possedent, pour servir à l’esperance et pour des ombrages et vaines images que la fantasie leur met au devant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quae sopitos deludunt somnia sensus,