Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/31

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en la langue. Si les bien-nées me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses. Elles cachent et couvrent leurs beautez soubs des beautez estrangeres. C’est grande simplesse d’estouffer sa clarté pour luire d’une lumiere empruntée ; elles sont enterrées et ensevelies soubs l’art. De capsula totae. C’est qu’elles ne se cognoissent point assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles d’honnorer les arts et de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aymées et honnorées ? Elles n’ont et ne sçavent que trop pour cela. Il ne faut qu’esveiller un peu et rechauffer les facultez qui sont en elles. Quand je les voy attachées à la rhetorique, à la judiciaire, à la logique, et semblables drogueries si vaines et inutiles à leur besoing, j’entre en crainte que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Baste qu’elles peuvent, sans nous, renger la grace de leurs yeux à la gaieté, à la severité et à la douceur, assaisonner un nenny de rudesse, de doubte et de faveur, et qu’elles ne cherchent point d’interprete aux discours qu’on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette et regentent les regens et l’eschole. Si toutesfois il leur fache de nous ceder en quoy que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poesie est un amusement propre à leur besoin : c’est un art follastre et subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l’histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de nos trahisons, à regler la temerité de leurs propres desirs, à ménager leur liberté, alonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l’inconstance d’un serviteur, la rudesse d’un mary et l’importunité des ans et des rides ; et choses semblables. Voilà, pour le plus, la part que je leur assignerois aux