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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/118

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sa sorte, luy fit present au desloger d’vn liure qui s’intitule Theologia naturalis ; siue Liber creaturarum, magistri Raimondi de Sebonde. Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle estoient familieres à mon pere, et que ce liure est basty d’vn Espagnol barragouiné en terminaisons Latines, il esperoit qu’auec bien peu d’ayde, il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda, comme liure tres-vtile et propre à la saison, en laquelle il le luy donna : ce fut lors que les nouuelletez de Luther commençoient d’entrer en credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance. En quoy il auoit vn tresbon aduis ; preuoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en vn execrable atheisme. Car le vulgaire n’ayant pas la faculté de iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la Fortune et aux apparences, apres qu’on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu’il auoit euës en extreme reuerence, comme sont celles où il va de son salut, et qu’on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il iette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n’auoient pas chez luy plus d’authorité ny de fondement, que celles qu’on luy a esbranlées : et secoue comme vn ioug tyrannique toutes les impressions, qu’il auoit receues par l’authorité des loix, ou reuerence de l’ancien vsage,

Nam cupidè conculcatur nimis antè metutum ;

entreprenant deslors en auant, de ne receuoir rien, à quoy il n’ait interposé son decret, et presté particulier consentement.Or quelques iours auant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce liure soubs vn tas d’autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme celuy-là, où il n’y a guere que la matiere à representer : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grace, et à l’elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à vn idiome plus foible. C’estoit vne occupation bien estrange et nouuelle pour moy : mais estant de fortune pour lors de loisir, et ne pouuant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut onques, i’en vins à bout, comme ie peuz : à quoy il print vn singulier plaisir, et donna charge qu’on le fist imprimer : ce qui fut executé apres sa mort.Ie trouuay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouurage bien suyuie ; et son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous deuons plus de seruice, ie me suis trouué souuent à mesme de les secourir, pour descharger leur liure de deux principales obiections qu’on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et natu-