Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/159

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le faire, sous l’effet de notre libre arbitre, demeurant exposés à en user avec témérité et au hasard ; dans de telles conditions, le plus sur est encore de nous en remettre à la nature du soin de diriger notre manière de faire. Mais notre présomption est si vaniteuse que nous préférons devoir ce dont nous sommes capables, à notre propre force plutôt qu’à sa libéralité ; que nous enrichissons les animaux de biens naturels, auxquels nous renonçons pour nous-mêmes, trouvant plus honorables et plus nobles des biens qu’il nous faut acquérir ; et cela, à mon avis, par simplicité d’esprit, car je priserais bien autant des grâces qui me seraient personnelles et innées, que d’autres qu’il m’aurait fallu mendier et qui auraient nécessité un apprentissage ; il n’est pas en notre pouvoir de nous procurer meilleure recommandation que d’être favorisé de Dieu et de la nature.

Les habitants de la Thrace qui entreprennent de traverser sur la glace une rivière qui est gelée, prennent un renard qu’ils lâchent devant eux. On voit alors l’animal, avant de s’engager, approcher l’oreille le plus près possible de la surface, pour sentir à quelle distance, plus ou moins grande, il entend le bruit de l’eau qui coule au-dessous ; et, selon qu’il apprécie que la glace a plus ou moins d’épaisseur, il avance ou recule. Ne sommes-nous pas fondés à penser qu’il se fait dans sa tête le travail rationnel qui se ferait dans la nôtre, conséquence du bon sens naturellement inné en lui comme en nous : « Ce qui fait du bruit, remue ; ce qui remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide et ce qui est liquide enfonce sous le poids d’un fardeau. » Attribuer uniquement l’action du renard à la pénétration de son ouïe sans qu’il y ait réflexion de sa part et, par suite, sans qu’il en ait tiré de conclusion, est une chimère que notre esprit ne peut admettre. Il faut penser qu’il en est de même de tant de ruses et d’inventions auxquelles les bêtes ont recours, pour se défendre de ce que nous entreprenons contre elles.

Nous asservissons les bêtes, mais n’en est-il pas de même des hommes les uns vis-à-vis des autres ? — Si nous arguons de ce que nous avons l’avantage de pouvoir les captiver, de nous en servir, d’en user à notre volonté, cet avantage nous l’avons également les uns sur les autres ; c’est dans ces conditions que sont nos esclaves. — Les Climacides n’étaient-elles pas, en Syrie, des femmes qui se mettaient à terre à quatre pattes pour servir de marche-pied et d’échelle aux dames pour monter dans leurs chars ? — Combien de gens libres font abandon de leur vie et de leur être à la puissance d’autrui pour de bien légers bénéfices ? — Dans la Thrace, les femmes et les concubines se disputaient la faveur d’être tuées sur le tombeau de leur mari. — Les tyrans ont-ils jamais manqué d’hommes se mettant à leur complète dévotion, alors même que quelques-uns allaient jusqu’à leur imposer de les accompagner dans la mort comme pendant leur vie ? Des armées entières ne se sont-elles pas liées, par cette même obligation, vis-à-vis de leur capitaine ? — La formule du serment de ces rudes escri-