Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/214

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mal, et en voudroit estre depestré. Mais de ce mal pourtant son cœur n’en est pas abbatu et affoibly. L’autre se tient en sa roideur, plus, ce crains-ie, verbale qu’essentielle. Et Dionysius Heracleotes affligé d’vne cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces resolutions Stoïques.Mais quand la science feroit par effect ce qu’ils disent, d’émousser et rabattre l’aigreur des infortunes qui nous suyuent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement l’ignorance et plus euidemment ? Le philosophe Pyrrho courant en mer le hazard d’vne grande tourmente, ne presentoit à ceux qui estoyent auec luy à imiter que la securité d’vn porceau, qui voyageoit auecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie au bout de ses preceptes nous renuoye aux exemples d’vn athlete et d’vn muletier : ausquels on void ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d’autres inconueniens, et plus de fermeté, que la science n’en fournit, onques à aucun, qui n’y fust nay et preparé de soy-mesmes par habitude naturelle. Qui fait qu’on incise et taille les tendres membres d’vn enfant et ceux d’vn cheual plus aisément que les nostres, si ce n’est l’ignorance ? Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger, et medeciner pour guerir des maux qu’ils ne sentent qu’en leur discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens : cette couleur et ce teint vous presagent quelque defluxion caterreuse : cette saison chaude vous menasse d’vne émotion fieureuse : cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche, vous aduertit de quelque notable et voisine indisposition. Et en fin elle s’en addresse tout detroussément à la santé mesme. Cette allegresse et vigueur de ieunesse, ne peut arrester en vne assiette, il luy faut desrober du sang et de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés la vie d’vn homme asseruy à telles imaginations, à celle d’vn laboureur, se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique, qui n’a du mal que lors qu’il l’a : où l’autre a souuent la pierre en l’ame auant qu’il l’ait aux reins : comme s’il n’estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu’il y sera, il l’anticipe par fantasie, et luy court au deuant.Ce que ie dy de la