Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/233

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car il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages, j’abattrai la prudence des prudents. » Où est le sage, où est celui qui, en ce siècle, a écrit ou discuté sur ces questions ? Dieu a bien réellement abêti la sagesse humaine, puisque par elle le monde n’ayant pu arriver à la connaissance de Dieu, il lui a plu pour sauver les croyants de recourir à la prédication de gens simples et ignorants.

À la fin de leur vie, les plus savants philosophes se sont aperçus qu’ils n’avaient rien appris. — Examinons donc si, finalement, il est au pouvoir de l’homme de trouver ce qu’il cherche, et si cette recherche à laquelle il s’est livré pendant tant de siècles l’a enrichi de quelque force nouvelle et de quelque vérité solide ; je crois qu’on reconnaîtra, si l’on parle en conscience, que tout ce qu’il a retiré d’une si longue poursuite, est d’avoir appris à constater son impuissance. Par cette longue étude, l’ignorance qui de par notre nature est en nous, s’est confirmée et a été démontrée. Il est advenu aux vrais savants ce qui advient aux épis de blé, lesquels vont s’élevant, dressant fièrement leur tête, tant qu’ils sont vides, et qui, lorsqu’ils sont pleins, que les grains grossissent et viennent à maturité, s’inclinent et baissent la tête par humilité ; de même, ces hommes après avoir tout essayé, tout sondé et, dans cet amas de science, dans cette masse si considérable de choses si diverses, n’avoir rien trouvé de solide et de ferme, rien si ce n’est la vanité, ont renoncé à leurs présomptions et reconnu le peu qu’ils sont en réalité. C’est ce que Velleius impute à Cotta et à Cicéron, « d’avoir appris de Philon qu’ils n’ont rien appris ». — Phérécide, l’un des sept sages de la Grèce, aux approches de la mort, écrivait à Thalès : « J’ai prescrit à mon entourage, après qu’il m’aura enterré, de te porter mes écrits. S’ils te contentent, toi et les autres sages, publie-les ; sinon, anéantis-les. Ils ne contiennent aucune certitude qui me satisfasse moi-même ; aussi je ne prétends point connaître la vérité, ni même y atteindre, j’entrevois les choses plus que je ne les pénètre. » — Socrate, l’homme le plus sage qui fut jamais, répondit, quand on lui demanda ce qu’il savait, qu « ’il était une chose qu’il savait bien, c’est qu’il ne savait rien ». Sa réponse confirme ce qui se dit couramment, que, si étendu que soit ce que nous savons, c’est peu de chose à côté de ce que nous ignorons ; autrement dit, que cela même que nous estimons savoir n’est qu’une parcelle bien faible de notre ignorance.

Nous connaissons les choses, dit Platon, telles qu’elles nous apparaîtraient en songe, et nous les ignorons dans leur vérité. « Presque tous les anciens ont dit que nous ne pouvons rien connaître, rien comprendre, rien savoir, parce que nos sens sont bornes, notre intelligence trop faible et la vie trop courte (Cicéron). » Cicéron lui-même, qui cependant tire toute sa valeur de son savoir, commençait sur sa vieillesse, au dire de Valère Maxime, à tenir les lettres en petite estime. Dans le temps qu’il s’y adonnait, c’était sans parti pris pour aucune opinion, inclinant tantôt vers une secte, tantôt vers une autre, suivant ce qui lui semblait le plus probable,