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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/235

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ne se départissant jamais du doute qui est le fonds de la doctrine de l’Académie : « Je vais parler, mais sans rien affirmer ; je chercherai toutes choses, doutant le plus souvent et me défiant de moi-même (Ciceron). »

Examinons jusqu’à quel degré de connaissances ont pu parvenir les plus grands génies. — J’aurais trop beau jeu à considérer l’homme dans son ensemble et dans ce qu’il est le plus ordinairement ; et cependant si j’en agissais ainsi, je ne ferais que l’imiter, lui qui juge de la vérité, non d’après la valeur des témoignages, mais d’après leur nombre. Laissons là le peuple, « qui dort lorsqu’il veille, qui est presque mort quoiqu’il vive et ait les yeux ouverts (Lucrèce) », qui ne se sent pas, ne se juge pas, et laisse oisives la plupart de ses facultés naturelles ; prenons ce que l’humanité offre de mieux. — Étudions-le dans ce petit nombre d’hommes excellents, triés avec soin, qui, naturellement doués d’une force d’âme particulièrement belle, l’ont de plus trempée, affinée soigneusement par l’étude, par l’art, s’élevant aussi haut que la sagesse humaine s’y prête. Ces gens ont travaillé leur âme de toutes façons, sous toutes ses faces, la préparant à tout ; puisant à toutes les sources étrangères susceptibles de lui venir en aide, tout ce qu’elle pouvait s’assimiler ; l’enrichissant, l’ornant de tout ce qui peut s’emprunter et concourir à sa commodité, tant vis-à-vis d’elle-même que vis-à-vis d’autrui. En eux, la nature humaine atteint son plus haut degré de perfection : ils ont doté le monde de lois et d’institutions, y ont développé les arts et les sciences, et lui ont donné pour se conduire l’exemple de mœurs admirables ; ce sont ceux-là seuls dont j’invoquerai le témoignage et l’expérience. Voyons jusqu’où ils sont allés, et ce à quoi ils s’en sont tenus ; les maladies et les défauts que nous relèverons dans cette élite, nous pourrons tous hardiment avouer en être atteints.

Il y a trois manières en général de philosopher. — Quiconque cherche quelque chose, en vient à déclarer : ou qu’il l’a trouvée, ou qu’elle ne peut se découvrir, ou qu’il continue ses recherches. Toute la philosophie tend à l’une de ces trois conclusions ; son but est de rechercher la vérité, de la pénétrer et de s’en convaincre. Les Péripatéticiens, les Épicuriens, les Stoïciens et autres, estiment l’avoir trouvée ; ils ont établi quelles connaissances nous possédons et les tiennent comme des données offrant toute garantie de certitude. — Clitomaque, Carnéade et les Académiciens en général, désespèrent de voir aboutir les recherches auxquelles ils se sont livrés, et jugent que l’imperfection de nos moyens d’investigation ne le permettent pas ; d’où ils concluent à la faiblesse et à l’ignorance de l’homme. Leur doctrine a été très répandue, elle compte parmi ses adeptes, les plus nobles esprits. — Pyrrhon et les autres Sceptiques ou Épéchistes, dont les dogmes, disent quelques auteurs anciens, sont tirés d’Homère, des sept sages, d’Archiloque, d’Euripide, école à laquelle se rattachent Zénon, Démocrite, Xénophane, envisagent que la vérité est encore à trou-