Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/255

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donné, en y ajoutant foi eux-mêmes, leurs théories des Atomes, des Idées et des Nombres ; ils étaient trop sages pour croire à des choses si peu établies et si discutables. Mais, sur cette question si obscure du système du monde que nous ignorons complètement, chacun de ces grands esprits s’efforçant d’apporter sa part de lumière, s’est appliqué à imaginer des conceptions d’apparence acceptables et ingénieuses, dont la fausseté leur importait peu, pourvu qu’elles pussent faire échec aux théories contraires : « Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque philosophe et non le résultat de leurs découvertes (Sénèque). » Un ancien, auquel on reprochait de se targuer de philosophie, alors qu’il n’en tenait pas grand compte dans les jugements qu’il portait, répondait que « c’était précisément en cela qu’elle consistait ».

Quelle est la vraie philosophie ; sa conduite à l’égard de la religion et des lois. — Les philosophes ont voulu tout examiner, tout comparer, et ont trouvé là une occupation propre à alimenter la curiosité naturelle qui est en nous. Ils ont traité certaines questions afférentes aux besoins de la société, telles que celles relatives à la religion ; et, par raison, ils se sont alors gardés de scruter à fond les opinions généralement admises, afin de ne pas apporter de trouble dans l’observation des lois et des coutumes de leur pays.

Platon agit à cet égard assez à découvert. Quand il écrit d’après lui-même, il n’émet aucune opinion ferme. Quand il parle en législateur, son style devient affirmatif et impérieux ; il y consigne alors hardiment les idées les plus extraordinaires, qu’il juge utile d’inculquer à la foule et auxquelles il serait ridicule qu’il crût lui-même ; il sait combien nous sommes disposés à recevoir toutes les impressions, et par-dessus toutes, celles qui sont les plus saugrenues et les plus inadmissibles. C’est pourquoi, dans ses Lois, il a grand soin de recommander qu’on ne chante en public que des poésies dont les données, empruntées à la fable, aient une portée utile, parce qu’il est si aisé de faire éclore dans l’esprit humain des fantômes de toutes sortes, qu’il est plus judicieux de lui donner en pâture des mensonges qui lui soient profitables, que d’autres qui lui seraient inutiles ou dommageables ; ce qu’il exprime ouvertement dans sa République : « Pour être utile aux hommes, il est souvent nécessaire de les tromper. » Certaines sectes, ainsi qu’il est aisé de s’en rendre compte, se sont surtout attachées à la vérité, d’autres à l’utilité ; ces dernières ont trouvé davantage crédit. C’est une des misères de notre condition, que souvent ce qui se présente à nous comme le plus vrai, n’est pas ce qui nous apparait comme le plus utile dans la vie ; c’est le cas des sectes les plus hardies, telles celles d’Épicure, de Pyrrhon, de l’Académie après les modifications qu’elle a subies ; encore ont-elles été contraintes, en fin de compte, de se plier à la loi civile.

Les philosophes se sont occupés encore d’autres questions, qu’ils ont traitées, les uns dans un sens, les autres en sens contraire ;