Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/277

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

saient des honneurs que nous leur rendons et des sacrifices que nous leur faisons, répondait : « Vous êtes indiscrets ; mettons-nous à l’écart, si nous voulons traiter ce sujet. » Et cependant nous lui assignons des limites à cette nature divine, nous restreignons sa puissance en lui prêtant notre manière de raisonner (j’entends par là nos rêveries et nos songes, comme le comprend la philosophie lorsqu’elle dit : « le fou lui-même, le méchant ont leur raison quand ils sont hors de sens, mais c’est une raison de forme particulière » ) ; nous voulons la soumettre à ce que conçoit notre esprit si frivole et si faible elle qui nous a créés, nous et ce que nous savons. — Parce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aurait pu créer le monde avec rien ! Eh quoi, a-t-il donc mis en nos mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance, et s’est-il engagé à ne pas dépasser les bornes de notre science ? Admettons, ô homme, que tu aies pu saisir ici-bas quelques traces de ce qu’il a fait ; penses-tu qu’il y ait mis tout ce dont il est capable, employé toutes les formes qu’il est susceptible de lui donner, épuisé toutes les idées qu’il en peut avoir ? Tu ne vois que l’ordre et la règle qui règnent en ce petit caveau où tu es logé, si encore tu les vois ; mais sa divinité a une juridiction qui s’étend bien au delà, à l’infini ; et, auprès de cet infini, l’espace que tu embrasses n’est rien : « Le ciel, la terre, la mer pris ensemble, ne sont rien à côté de l’universalité du grand lout (Lucrèce). » La loi que tu invoques, est une loi qui n’a trait qu’à la sphère où tu vis ; tu ne connais pas la loi qui est de règle universelle. — Occupe-toi de ce qui te concerne et non de lui ; il n’est ni ton confrère, ni ton concitoyen, ni ton compagnon. S’il s’est quelque peu communiqué à toi, ce n’est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour que tu contrôles son pouvoir ; le corps humain ne peut voler dans les nues, cette communication qui t’est faite ne s’étend pas au delà de ce que tu es à même de comprendre. Le soleil accomplit sans arrêt sa tâche ordinaire ; les bornes de la mer et de la terre ne peuvent se confondre ; l’eau est mobile et n’offre pas de résistance ; un mur ne peut, sans effraction, être pénétré par un corps solide ; l’homme ne peut conserver la vie dans les flammes ; il ne peut, en corps, être à la fois au ciel, sur la terre et en mille lieux divers ; mais ces règles, c’est pour toi que Dieu les a faites, c’est toi seul qu’elles * lient. Lui-même a fourni aux Chrétiens la preuve qu’aucune ne l’a arrêté quand il lui a plu de la franchir. Et, en vérité, pourquoi, tout-puissant comme il l’est, aurait-il assigné une limite à sa force ; en faveur de qui eut-il renoncé à ce privilège ?

Non seulement ces règles s’appliquent à notre monde mais à d’autres encore qui, vraisemblablement, existent en nombre infini et probablement bien différents de celui-ci. — Ta raison ne semble, sur aucun point, être plus dans le vrai, être plus fondée à penser ainsi qu’elle le fait, que lorsqu’elle te laisse entrevoir la pluralité des mondes : « La terre, le soleil, la lune, la mer et tout ce qui est, ne sont point uniques en leur genre ; ils sont en nombre infini (Lucrèce). » Les plus fameux esprits des —