Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/329

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le point de la science humaine qui a été traité avec le plus de réserve et sur lequel plane le plus de doute. Les dogmatistes les plus intransigeants sont, à cet égard principalement, obligés de se ranger à l’opinion qui avait cours sous les ombrages de l’Académie. Nul ne sait ce qu’Aristote admettait à ce sujet, non plus qu’en général tous les philosophes anciens qui, là-dessus, n’avaient pas de croyance bien ferme : « promesse, éminemment agréable, d’un bien dont ils ne nous prouvent guère la certitude (Sénèque) » ; il dissimule ce qu’il en pense sous un nuage de paroles dont le sens est obscur et qui sont peu intelligibles, laissant à ses sectateurs à disputer autant sur le jugement qu’il en porte, que sur la matière elle-même.

Bien que certaines considérations portent à le concevoir, ils n’ont rencontré juste que par hasard, et il nous faut, à ce sujet, nous en rapporter uniquement à ce que nous enseigne la révélation. — Deux choses militaient en faveur de cette opinion : l’une, c’est que sans l’immortalité de l’âme il n’y aurait plus sur quoi faire reposer les vaines espérances de gloire, qui sont un stimulant d’une merveilleuse puissance en ce monde ; l’autre, que c’est une très salutaire croyance, comme le dit Platon, que les vices qui échappent à la vue et à la connaissance de la justice humaine, ne cessent pas d’être sous le coup de la justice divine qui les poursuit même après la mort des coupables. L’homme a un soin extrême de prolonger son être ; il y a pourvu de toutes façons : pour la conservation de son corps, par la sépulture ; pour celle de son nom, par la gloire ; préoccupé de ce qu’il deviendra, il a mis en œuvre tout ce qui lui est venu à l’idée pour se reconstruire, et s’est ingénié à consolider sa mémoire. — L’âme ne pouvant, en raison de son trouble et de sa faiblesse, trouver le calme, va cherchant partout des consolations, des espérances, des appuis ; elle s’attache à des circonstances étrangères et ne s’en départit plus ; si légères, si fantastiques qu’elles soient, elle s’y loge, s’y reposant plus volontiers et avec plus de confiance qu’en elle-même. — Il est merveilleux combien les partisans les plus convaincus de cette idée si juste, si claire de l’immortalité de nos âmes, se sont trouvés à court et impuissants à l’établir avec les seules forces de leur raison humaine : « ce sont là les rêves d’un homme qui désire, mais qui ne trouve pas (Cicéron) », disait un ancien. Par là, l’homme peut reconnaitre que c’est à la fortune, au hasard d’une rencontre, qu’il doit d’avoir pénétré la vérité quand il la découvre de lui même, puisque alors qu’elle lui tombe dans les mains, il n’est pas encore à même de la saisir et de la conserver, et que sa raison est hors d’état d’en tirer avantage. Tout ce que produisent notre raison seule et notre intelligence, aussi bien ce qui est vrai que ce qui est faux, est sujet à l’incertitude et à la discussion. C’est pour nous punir de notre orgueil et nous faire sentir notre misère et notre impuissance que Dieu a suscité le trouble et la confusion de l’ancienne tour de Babel ; tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans que sa -