Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/359

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nous apportons à veiller à notre conservation et à nous diriger, est éveillée en nous par la crainte ; combien de belles actions sont dues à l’ambition ? combien à la haute opinion que nous avons de nous-mêmes ? enfin, il n’est pas de vertu tant soit peu élevée et provoquant l’admiration, sans quelque agitation désordonnée de notre âme. — Ne serait-ce pas là l’une des raisons qui auraient porté les Épicuriens à décharger Dieu de tout soin, de toute sollicitude pour nos affaires ? d’autant que les effets mêmes de sa bonté ne peuvent s’exercer sur nous, sans troubler le repos de notre âme par la mise en mouvement de nos passions qui sont comme des piqûres, des stimulants qui l’incitent aux actions vertueuses ; ou bien ces philosophes ont-ils pensé autrement et considéré les passions comme des tempêtes qui une fois déchaînées, débauchent honteusement l’âme de sa quiétude ? « De même que l’on juge de la tranquillité de la mer quand aucun souffle n’agite sa surface, ainsi on peut s’assurer que l’âme est tranquille lorsque nulle passion ne peut l’émouvoir (Cicéron). »

Quelle confiance, par suite, avoir en notre jugement, qui, plus il est exalté, plus il semble participer en quelque sorte aux secrets des dieux. — Quelles différences de sens et de raison nous présentent nos passions en leur diversité, et que d’idées dissemblables en résultent ? Quelle assurance nous offre une chose si instable, si mobile, où le trouble règne en maitre, qui ne marche jamais qu’à une allure imposée et qui n’est pas la sienne ? Si notre jugement est dépendant même de la maladie, des perturbations que notre être éprouve ; s’il faut qu’il soit en proie à la folie, à la témérité pour être impressionné, quelle sûreté pouvons-nous attendre de lui ?

N’est-ce pas bien hardi à la philosophie d’assurer que les hommes ne produisent leurs plus grands effets, ceux qui les rapprochent le plus de la divinité, que lorsqu’ils sont hors d’eux, furieux, insensés ? Nous nous améliorons par la perte de notre raison et quand elle est assoupie ; les deux voies naturelles pour pénétrer dans le cabinet des dieux et y surprendre le cours des destinées sont la fureur et le sommeil ; il est en vérité plaisant de le constater ! C’est par le désarroi que les passions occasionnent à notre raison, que nous devenons vertueux ; c’est par son anéantissement causé par la fureur ou l’image de la mort que nous devenons prophètes et devins ! — Jamais je n’aurai été davantage porté à le croire cédant à une inspiration irrésistible de la vérité sainte, l’esprit philosophique est dans l’obligation de reconnaître, à l’en-. contre de ce qu’il soutenait, que la tranquillité, le calme, la santé qu’il s’applique à faire acquérir à l’âme, ne constituent pas pour elle son meilleur état ; éveillés, nous sommes plus endormis que si nous dormions ; notre sagesse est moins sage que la folie ; nos songes valent mieux que nos raisonnements ; la pire des places que nous pouvons occuper, c’est en nous-mêmes. Mais d’autre part, la philosophie ne pense-t-elle pas que nous pouvons nous aviser de