Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/379

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qui, à ne pas souffrir ; qui, à ne pas se laisser aller aux apparences. À cette dernière manière de voir, se rattache cette autre émise aux temps anciens par Pythagore : « Ne rien admirer, Numicius, est presque le seul moyen de faire et d’assurer son bonheur (Horace) », ce qui est le but auquel tend la secte de Pyrrhon. Aristote qualifie de magnanimité de n’avoir d’admiration pour rien ; et Archésilas disait que le bien, c’est avoir un jugement droit et inflexible, joint à tout ce qui contribue à le maintenir tel, et que le vice et le mal résultent des concessions et des applications que nous en faisons. Il est vrai qu’en donnant ces propositions comme axiomes ne faisant pas doute, Archésilas se départait du procédé habituel des Pyrrhoniens. Quand ceux-ci disent que le souverain bien, c’est l’ataraxie, c’est-à-dire le calme parfait, l’immobilité du jugement, ils n’entendent pas l’affirmer d’une façon absolue ; le même état d’esprit qui leur fait éviter un précipice, se préserver de la fraicheur du soir, leur fait émettre cette idée du moment et en repousser une autre ; c’est là pour eux une affirmation sans conséquence.

Combien je souhaiterais que, pendant ma vie, quelqu’un, Juste Lipse par exemple, qui est l’homme le plus savant que nous ayons, dont l’esprit est si cultivé et si judicieux, cousin germain sous ce rapport de mon Turnebus, eût la volonté, la santé et assez de loisirs pour colliger et classer par catégorie, avec toute sincérité et en les recherchant autant qu’il nous est possible, les opinions des philosophes anciens ayant trait à notre être et à nos mœurs, les controverses dont elles ont été l’objet, le crédit dont chacune a joui et tout ce qui s’y rattache ; et aussi, comment leurs auteurs et leurs disciples ont, dans le cours de leur vie, fait application de leurs préceptes dans les événements mémorables et pouvant servir d’exemples ; quel bel et utile ouvrage ce serait !

En prenant la raison pour guide, nos embarras ne diminuent pas, car tout change autour de nous, les lois plus encore que tout le reste. — À quelle confusion n’aboutirons-nous pas, si c’est en nous que nous cherchons la direction à imprimer à nos mœurs ! Ce que nous conseille sur ce point la raison, avec le plus d’apparence de vérité, c’est généralement que chacun observe les lois de son pays ; c’est l’avis de Socrate inspiré, dit-il, par la divinité ; et que veut-elle dire par là, sinon que notre devoir n’a d’autre règle que le hasard ? La vérité doit être une et universelle ; si l’homme connaissait la droiture et la justice, en avait des types réels, pouvait se les représenter dans leur essence, il ne les ferait pas consister dans l’observance de coutumes de telles ou telles contrées ; ce ne serait ni d’après ce que l’on en conçoit en Perse, ou dans les Indes, que la vertu prendrait forme. Il n’y a rien, comme les lois, qui soit plus sujet à de continuelles variations. Depuis que je suis né, j’ai vu trois ou quatre fois changer celles des Anglais, nos voisins, et non seulement celles se rapportant à la politique intérieure, que l’on admet n’avoir aucune fixité, mais celles afférentes au point le plus important qui puisse être, à la religion ; -