Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/398

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à les descouurir : voire ny l’vn sens n’en peut descouurir l’autre.

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt ñares, oculiue reuincent ?

Ils font trestous, la ligne extreme de nostre faculté.

Seorsum cuique potestas
Diuisa est, sua vis cuique est.

Il est impossible de faire conceuoir à vn homme naturellement aueugle, qu’il n’y void pas, impossible de luy faire desirer la veuë et regretter son defaut. Parquoy, nous ne deuons prendre aucune asseurance de ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceux que nous auons veu qu’elle n’a pas dequoy sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aucugle, par discours, argument, ny similitude, qui loge en son imagination aucune apprehension, de lumiere, de couleur, et de veuë. Il n’y a rien plus arriere, qui puisse pousser le sens en euidence. Les aueugles nais, qu’on void desirer à voir, ce n’est pas pour entendre ce qu’ils demandent : ils ont appris de nous, qu’ils ont à dire quelque chose, qu’ils ont quelque chose à desirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effects et consequences : mais ils ne sçauent pourtant pas que c’est, ny ne l’apprehendent ny pres ny loing.I’ay veu vn Gentil-homme de bonne maison, aueugle nay, aumoins aueugle de tel aage, qu’il ne sçait que c’est que de veuê : il entend si peu ce qui luy manque, qu’il vse et se sert comme nous, des paroles propres au voir, et les applique d’vne mode toute sienne et particuliere. On luy presentoit vn enfant duquel il estoit parrain, l’ayant pris entre ses bras : Mon Dieu, dit-il, le bel enfant, qu’il le fait beau voir, qu’il a le visage gay. Il dira comme I’vn d’entre nous, Cette sale a vne belle veue, il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus : car par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu’il l’a ouy dire, il s’y affectionne et s’y embesoigne : et croid y auoir la mesme part, que nous y auons : il s’y picque et s’y plaist, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie, que voyla vn liéure, quand on est en quelque belle splanade, où il puisse picquer :. et puis on luy dit encore, que voyla vn lieure pris : le voyla aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres, qu’ils le sont. L’esteuf, il le prend à la main gauche, et le pousse à tout sa raquette de la harquebouse, il en tire à l’aduenture, et se paye de ce que ses gens luy disent, qu’il est ou haut, ou costier.Que sçait-on si le genre humain fait vne sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce defaut, la plus part du visage des choses nous soit caché ? Que sçait-on, si les difficultez que nous. trouuons en plusieurs ouurages de Nature, viennent de là ? et si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont