Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/415

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sage (Lucrèce). » — Si nous avons les oreilles obstruées d’une façon quelconque, ou le passage de l’ouïe resserré, nous percevons les sons autrement que d’habitude ; les animaux qui ont les oreilles velues, ou un tout petit trou leur en tenant lieu, ne doivent par conséquent pas entendre comme nous entendons, les sons qu’ils perçoivent doivent être autres. — Nous voyons dans les fêtes, dans les théâtres, des vitres de couleur interposées devant la lumière des flambeaux, et tout ce qui est dans les lieux éclairés de la sorte, nous paraitre vert, jaune ou violet : Ainsi font ces voiles jaunes, rouges et bruns, tendus dans nos théâtres et flottant à l’air au-dessous des poutres qui les soutiennent ; leur éclat mobile se réfléchit sur les spectateurs et sur la scène ; les sénateurs, les femmes, les statues des dieux, tout se teint de leur lumière changeante (Lucrèce). » Il est probable que les yeux des animaux, que nous voyons de couleurs diverses, leur font voir les corps sous les mêmes couleurs que celle de leurs yeux.

Même chez l’homme, nombreuses sont les circonstances qui modifient les témoignages des sens, et souvent les indications de l’un sont contradictoires avec celles fournies par un autre. — Pour juger des opérations faites par nos sens, il faudrait donc que nous soyons d’accord, d’abord avec les bêtes, et secondement entre nous ; or cet accord n’existe pas. Nous disputons sans cesse sur ce que l’un entend, voit ou ressent et qui, toujours, s’entend, se voit et se ressent autrement que fait un autre ; nous ne sommes pas moins divisés sur la diversité des images que nos sens nous rapportent. Dans les conditions ordinaires de la nature, un enfant entend, voit et ressent autrement qu’un homme de trente ans, et celui-ci autrement qu’un sexagénaire ; les sens chez les uns sont plus éteints et plus émoussés, chez les autres plus ouverts et plus aigus. Nous percevons les choses différemment, suivant l’état dans lequel nous sommes et ce que cela nous semble ; et ce qu’il nous semble est si incertain, si discutable, que ce n’est pas miracle si on vient nous dire que nous sommes en droit de déclarer que la neige nous apparaît blanche, mais que nous ne pouvons établir que telle est sa nature ; ce qui est certain, c’est que nous ne saurions en répondre. Avec si peu de certitude à son point de départ, toute la science du monde est, par le fait, réduite à néant. — Et maintenant, faut-il démontrer que nos sens vont même se contredisant l’un l’autre ? Une peinture qui ressort en relief quand on la voit, semble plate quand on la touche. Le musc flatte l’odorat et blesse le goût ; dans ces conditions, est-ce chose agréable ou non ? Il y a des herbes et des onguents qui conviennent à certaines parties du corps et en blessent d’autres. Le miel plaît au goût et déplait à la vue. Ces bagues taillées en forme de plumes, qu’en termes d’armoiries on appelle « Pennes sans fin », dont l’œil ne peut discerner la largeur, ni se défendre de cette illusion que d’un côté elles vont s’élargissant et de l’autre se rétrécissant jusqu’à former pointe, illusion qui demeure même quand, mises -