Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/417

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

au doigt, on les fait tourner, semblent cependant au toucher de largeur constante, et dans toutes leurs parties pareilles à elles-mêmes. Il était jadis des personnes qui, pour ajouter à leur volupté, se servaient de miroirs propres à grossir et agrandir les objets qui s’y reflètent, afin que les membres avec lesquels ils allaient se mettre en contact, leur offrissent plus d’attrait par ce grossissement apparent ; lequel de leurs deux sens leur donnait le plus de satisfaction : la vue qui leur représentait ces organes gros et grands à souhait, ou l’attouchement qui les leur présentait petits et moins affriolants ? Sont-ce nos sens qui communiquent aux choses ces conditions diverses, et nonobstant la condition de chacune est-elle unique ? — Le pain que nous mangeons, n’est que du pain ; et cependant, par l’usage que nous en faisons, il devient os, sang, chair, poils, ongles : « Les aliments, s’infiltrant par tout le corps, périssent en changeant de nature (Lucrèce). » Les sucs qu’absorbe la racine des arbres, deviennent tronc, feuilles et fruits ; l’air est un, et pourtant la trompette le rend en mille sons divers ; sont-ce, dis-je, nos sens qui transforment d’une manière analogue les conditions diverses des choses, ou sont-elles telles ? et, en présence de ce doute, que pouvons-nous juger de leur véritable nature ? — Il y a plus, puisque dans les cas de maladie, de rêverie, de sommeil, les choses nous paraissent autrement que lorsque nous sommes en bonne santé, en pleine possession de nous-mêmes ou éveillés, n’est-il pas vraisemblable que notre état normal, nos humeurs en repos sont aussi de nature à donner aux choses une physionomie particulière, en rapport avec notre état et s’y accommodant, comme il arrive lorsque nos humeurs sont en mouvement ? En santé, ne sommes-nous pas, tout autant que lorsque nous sommes malades, exposés à les envisager d’une manière particulière ? Pourquoi celui qui est modéré, ne les verrait-il pas sous une forme appropriée à son état, comme il arrive à celui qui ne l’est pas ; et tout comme lui, ne lui imprimerait-il pas son caractère ? Celui qui est dégoûté du vin, lui attribue de la fadeur ; celui qui est bien portant, de la saveur ; celui qui est altéré, un goût appétissant. Les choses s’accommodant à l’état dans lequel nous sommes, se transforment d’après lui ; nous ne savons plus la vérité sur elles, rien ne nous venant que falsifié et altéré par nos sens. Quand le compas, l’équerre et la règle sont fausses, toutes les mesures qu’ils donnent, tous les bâtiments à la construction desquels ils s’emploient, sont aussi, et nécessairement, défectueux et peu solides ; de même l’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent : « Si dans la construction d’un édifice, la règle dont il a été fait usage en premier lieu est déviée, si l’équerre s’écarte de la perpendiculaire, si le niveau s’éloigne par quelque endroit de sa juste situation, il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux, penché, affaissé, sans grâce, sans aplomb, sans proportion, qu’une partie semble prête à s’écrouler et que tout s’écroule en effet pour avoir été d’abord mal conduit ; de même si l’on ne peut compter sur le