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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/449

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chose ; il n’en fait pas partie et ne s’y incorpore pas, c’est un accessoire qui lui est étranger et demeure en dehors d’elle.

Dieu qui, par lui-même, a tout et chez lequel tout atteint le comble de la perfection, ne peut personnellement grandir en puissance, ni croître en dignité ; mais son nom peut recevoir augmentation et accroissement du fait des bénédictions et des louanges que nous donnons à celles de ses œuvres qui se manifestent à nous. Nos louanges qui ne peuvent le pénétrer et devenir partie intégrante de lui-même, d’autant que nul bien de notre part ne peut ajouter à ce qu’il est, nous les attribuons à son nom qui, en dehors de lui, est ce qui le touche de plus près. — À Dieu seul appartiennent gloire et honneur ; aussi rien n’est si déraisonnable que de les revendiquer pour nous ; nous sommes par nous-mêmes si pauvres, si nécessiteux, nous sommes d’essence si imparfaite, nous avons tellement besoin de travailler continuellement à nous améliorer, que ce doit être de notre part une attention constante. Absolument creux et vides, ce n’est pas de vent et de mots que nous devons nous remplir ; nous avons besoin pour nous fortifier d’aliments plus substantiels et plus solides ; un homme affamé serait bien simple s’il cherchait à se procurer un beau vêtement plutôt qu’un bon repas ; c’est toujours au plus pressé qu’il faut courir : « Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes sur la terre (Évangile selon S. Luc) », comme nous disons dans nos prières habituelles. Nous avons pénurie de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et autres qualités essentielles ; il nous faut d’abord rechercher ces choses de première nécessité, avant de songer à nous procurer ce qui ne nous pare qu’extérieurement. — Mais ce sont là des questions que la théologie traite plus amplement et avec plus de compétence que moi qui n’y entends guère.

Plusieurs philosophes ont prôné le mépris de la gloire ; elle n’est à rechercher que lorsque d’autres avantages plus réels l’accompagnent. — Chrysippe et Diogène ont été les premiers et les plus fermes à afficher le mépris de la gloire. Ils disaient que, de toutes les voluptés, il n’y en a pas de plus dangereuse, ni qui soit plus à fuir que celle qui nous vient de l’approbation d’autrui. Et, en effet, les cas abondent où ses trahisons ont causé de grands dommages : rien n’empoisonne tant les princes que la flatterie, il n’est rien par quoi les méchants en imposent davantage à leur entourage ; combler les femmes de louanges, les leur répéter sans cesse, est le moyen le plus propre et le plus ordinaire pour triompher de leur chasteté ; c’est le principal mode de séduction qu’emploient les Sirènes pour tromper Ulysse : « Viens à nous, viens, Ulysse, toi si digne d’être loué, toi dont la Grèce s’honore le plus (Homère). » Ces philosophes disaient que toute la gloire du monde ne vaut pas qu’un homme, qui a du jugement, étende seulement le petit doigt pour l’acquérir : « Qu’est-ce que la gloire, si grande qu’elle soit, si elle n’est que de la gloire (Juvenal) ? » Je dis pour l’acquérir elle toute seule, car souvent elle entraîne à sa