Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/463

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nemment incertains et douteux, et que personne n’a de témoin plus fidèle de lui-même que soi-même.Quant à ce qui se passe à la guerre, combien avons-nous de gens de rien qui sont les compagnons de notre gloire ; celui qui demeure bravement à découvert dans une tranchée, que fait-il autre que ne font, en avant de lui, cinquante pauvres pionniers qui vont lui ouvrant le passage et le couvrant de leur corps, pour une solde de cinq sous par jour ? « Lorsque la tumultueuse Rome déprécie quelque chose, tu n’accèdes pas à son jugement et n’entreprends pas de redresser sa balance ; ne cherche donc pas ce que tu es, en dehors de toi-même (Perse). »

Certains vont jusqu’à vouloir que leurs noms soient connus à tout prix, même par des crimes. — Nous appelons illustrer notre nom, le répandre et faire qu’il soit dans de nombreuses bouches ; nous nous efforçons d’arriver à ce qu’il soit pris en considération et que le lustre qu’il acquiert nous vaille profit : c’est du reste la meilleure excuse que nous puissions donner de cette manière de faire. Mais c’est là une maladie qui nous emporte si loin, que certains cherchent à faire parler d’eux, de n’importe quelle façon. Trogue Pompée et Tite-Live disent, le premier d’Erostrate, le second de Manlius Capitolinus, qu’ils tenaient davantage à une grande qu’à une bonne réputation. C’est là un mal fréquent ; nous nous appliquons plus à faire qu’on parle de nous, qu’à nous préoccuper des termes en lesquels on en parlera ; il nous suffit que notre nom coure de bouche en bouche, quelles que soient les conditions dans lesquelles il circule ; il semble qu’être connu, ce soit en quelque sorte s’en remettre à autrui du soin de sa vie et de la faire durer.

Qu’est-ce pourtant que la gloire attachée à un nom ? n’est-il pas des noms communs à plusieurs familles, témoin celui de Montaigne ? — Pour moi, je tiens que je ne suis qu’en moi-même ; et cette autre vie, faite de ce que mes amis savent de moi, à la considérer telle qu’elle est, dépouillée de tout artifice, je sais très bien que ce que j’en retire et la jouissance qu’elle me procure ne sont que vanité produite par un pur effet d’imagination. Quand je serai mort, je ressentirai cet effet beaucoup moins encore ; alors je perdrai d’une façon absolue l’usage de choses, celles-ci vraiment utiles, qu’accidentellement parfois nous lui devons. Je n’aurai plus prise sur la réputation qui ne pourra plus s’exercer sur moi, non plus qu’arriver jusqu’à moi. Je ne puis en effet compter qu’elle s’attache à mon nom, d’abord parce que je ne suis pas le seul à le porter : sur deux que j’ai, l’un m’est commun avec tous les membres de ma race et avec d’autres familles encore ; il y en a une à Paris et à Montpellier qui se nomme Montaigne, une autre en Bretagne et en Saintonge qui a nom de la Montaigne. Cette interposition d’une seule syllabe n’est pas suffisante pour empêcher que nos faits et gestes, aux uns et aux autres, se confondent, au point que je ne participe à leur gloire et que peut-être mon indignité ne rejaillisse sur eux ; et cela, bien que les miens