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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/467

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cordée, que les belles actions trouvent des témoins qui sachent les reproduire et en conserver le souvenir.

À quel degré ne faut-il pas atteindre pour que notre mémoire se perpétue ! dans de telles conditions, est-ce la peine de sacrifier à la gloire ? — Supposons que chaque fois que nous sommes exposés au feu des arquebuses, ou que nous courons un danger, un greffier se trouve là à point pour en prendre note ; cent autres greffiers en outre le reproduiraient-ils, qu’on en parlerait pendant trois jours à peine et personne après ne s’en occuperait plus. Nous ne possédons pas la millième partie des écrits anciens ; c’est la fortune qui, suivant son caprice, leur donne une durée ou plus courte ou plus longue ; et il nous est loisible, le reste ne nous étant pas connu, de penser que ce que nous en avons, n’est pas ce qu’il y a de moins de bon. — On ne fait pas des histoires de choses de si peu : il faut pour en être l’objet avoir conquis des empires ou des royaumes, avoir gagné cinquante-deux batailles rangées, bien qu’étant constamment inférieur en nombre, comme fit César. Dans ces diverses affaires, il a perdu dix mille braves compagnons et plusieurs grands capitaines morts vaillamment et courageusement ; leurs noms n’ont duré qu’autant qu’ont vécu leurs femmes et leurs enfants, « ensevelis dans la gloire d’un moment (Virgile) ». — De ceux mêmes des belles actions desquels nous sommes témoins, le souvenir demeure trois mois, trois ans ; puis, on n’en parle pas plus que s’ils n’avaient jamais existé. Quiconque considérera à quel degré de gloire ont atteint les gens et les faits pour que la mémoire s’en perpétue dans les livres, estimera qu’en toute justice et toute proportion gardée, il se trouve en notre siècle bien peu d’actes et bien peu de personnes qui aient le droit d’y prétendre. Combien avons-nous connu d’hommes vertueux survivre à leur propre réputation et qui ont eu la douleur de voir, de leur vivant, s’éteindre l’honneur et la gloire qu’ils avaient très justement acquis dans leur jeunesse ? Et pour trois ans de cette vie fictive et imaginaire nous irions compromettre notre vie réelle, la seule qui nous importe, et nous exposer à une mort perpétuelle ? Sur ce point de si haute importance, les sages se proposent une fin et plus belle et plus juste : « La récompense d’une bonne action est de l’avoir faite ; le fruit d’un service que nous rendons, c’est ce service même (Sénèque) ». — Il peut être fort excusable pour un peintre ou tout autre artiste, ou encore pour un rhétoricien ou un grammairien de travailler pour se faire un nom par ses œuvres ; mais les actes que la vertu nous inspire sont trop nobles par eux-mêmes, pour en rechercher la récompense en dehors, pour la chercher notamment dans la vanité des jugements humains.

On peut cependant dire en sa faveur qu’elle est un stimulant qui porte quelquefois à la vertu. — Si cependant cette idée fausse contribue chez le peuple à maintenir les hommes dans le devoir et les dispose à la vertu, si les princes sont touchés de voir bénir la mémoire de Trajan et exécrer celle de Néron, s’ils sont