Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/475

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valent, le plus souvent à tort, la réputation d’être humble et courtois ; l’humilité, je l’admets, mais seulement quand il s’agit de gloire. Pour moi, je suis assez prodigue de saluts, surtout en été ; et n’en reçois jamais sans les rendre, quelle que soit la qualité des gens, sauf s’ils sont à mes gages. Je souhaiterais que certains princes que je connais, s’en montrent plus parcimonieux et ne les distribuent qu’à bon escient ; en n’y apportant pas de discrétion, ils leur font perdre de leur valeur ; donnés indifféremment, ils n’ont plus d’effet. — Au nombre de ces altitudes singulières, ne passons pas sous silence la morgue de l’empereur Constance qui, en public, conservait toujours la tête droite, ne la tournant et ne l’inclinant ni d’un côté, ni de l’autre, pas même pour regarder ceux qui, venant de côté, le saluaient ; il se tenait le corps immobile, ne se laissant pas même aller au mouvement de son char, n’osant ni cracher, ni se moucher, ni s’essuyer la figure devant le monde. Je ne sais si les gestes qu’on remarquait en moi étaient de cette nature et si vraiment j’avais quelque propension à être vaniteux ; cela se peut bien, je ne peux répondre de mes défauts physiques, mais pour ce qui est des mouvements de l’âme, je veux en confesser ici ce que j’en ressens.

Il ne trouve bien rien de ce qu’il fait, et estime toujours moins les choses qu’il possède que celles qui appartiennent à autrui. — La présomption s’exerce de deux façons : en nous estimant trop et en n’estimant pas assez les autres. Sur le premier point, il me semble tout d’abord que les considérations suivantes doivent entrer en ligne de compte : Je suis constamment en proie à un défaut de l’âme qui me désole comme contraire à l’équité et plus encore comme fâcheux ; j’essaie bien de m’en corriger, mais n’arrive pas à m’en affranchir complètement. Ce défaut est que j’estime toujours au-dessous de sa valeur toute chose que je possède, et au-dessus de ce qu’elles valent celles qui ne sont pas miennes ; je les prise d’autant plus, qu’elles sont à autrui et hors de ma portée, et cette disposition d’esprit s’étend fort loin. — Je fais comme ces maris et certains pères qui, parce qu’ils ont le privilège d’avoir autorité sur leurs femmes et leurs enfants, ont le défaut de les traiter avec dédain ; appelé à décider entre deux ouvrages de même mérite, dont l’un serait de moi, je me prononcerai toujours contre le mien, non que mon jugement, troublé par le désir de progresser et d’améliorer sans cesse, m’empêche d’arriver à être satisfait, mais parce que d’elle-même la possession restreint le cas que nous faisons de ce qui nous appartient et influe sur notre libre arbitre. J’ai une préférence pour les constitutions et les mœurs de l’antiquité, et aussi pour les langues de ces temps reculés, et constate que, par son grand air, le latin me séduit au delà de ce qui devrait être, me produisant le même effet qu’aux enfants et au vulgaire. Le train de maison, l’habitation, le cheval de mon voisin me semblent supérieurs aux miens, bien que d’égale valeur, uniquement parce qu’ils ne m’appartiennent pas. Bien plus, je ne me rends