Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/480

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cessiue ioye, qu’il en conceut.Ce que ie treuue excusable du mien, ce n’est pas de soy, et à la verité : mais c’est à la comparaison d’autres choses pires, ausquelles ie voy qu’on donne credit. Je suis enuieux du bon-heur de ceux, qui se sçauent resiouyr et gratifier en leur besongne ; car c’est vn moyen aysé de se donner du plaisir, puis qu’on le tire de soy-mesmes. Specialement s’il y a vn peu de fermeté en leur opiniastrise. Ie sçay vn poëte, à qui fort et foible, en foulle et en chambre, et le ciel et la terre, crient qu’il n’y entend guere. Il n’en rabat pour tout cela rien de la mesure à quoy il s’est taillé. Tousiours recommence, tousiours reconsulte : et tousiours persiste, d’autant plus ahurté en son aduis, qu’il touche à luy seul, de le maintenir.Mes ouurages, il s’en faut tant qu’ils me rient, qu’autant de fois que ie les retaste, autant de fois ie m’en despite.

Cum relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci, iudice, digna lini.

I’ay tousiours vne idée en l’ame, qui me presente vne meilleure forme, que celle que i’ay mis en besongne, mais ie ne la puis saisir ny exploicter. Et cette idée mesme n’est que du moyen estage. I’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé, sont bien loing au delà de l’extreme estenduë de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m’estonnent et transissent d’admiration. Ie iuge leur beauté, ie la voy, sinon iusques au bout, au moins si auant qu’il m’est impossible d’y aspirer. Quoy que i’entreprenne, ie doibs vn sacrifice aux Graces, comme dit Plutarque de quelqu’vn, pour practiquer leur faueur.

Si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia Gratiis.

Elles m’abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy, il y a faute de polissure et de beauté. Ie ne sçay faire valoir les choses pour le plus que ce qu’elles valent. Ma façon n’ayde rien à la matiere. Voyla pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de prise, et qui luyse d’elle mesme. Quand i’en saisi des populaires et plus gayes, c’est pour me suiure, moy, qui n’aime point vne sagesse ceremonieuse et triste, comme fait le monde : et pour m’egayer, non pour egayer mon stile, qui les veut plustost graues et seueres. Aumoins si ie doy nommer stile, vn parler informe et sans regle : vn iargon populaire, et vn proceder sans definition, sans partition, sans conclusion, trouble, à la façon de celuy d’Ama-