Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/501

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ce que l’on dit, doit être tel qu’on le pense ; autrement, c’est mal.

La fourberie finit presque toujours par avoir de mauvais résultats, il est plus nuisible qu’utile pour les princes d’y avoir recours. — Je ne sais quel avantage on espère en dissimulant et agissant sans cesse autrement qu’on ne parle, si ce n’est de n’être pas cru, lors même qu’on dit la vérité ; de la sorte on arrive bien à tromper les gens une fois ou deux, mais faire profession de dissimuler constamment sa pensée et se vanter, comme ont fait certains de nos princes, « qu’ils jetteraient leur chemise au feu, si elle pouvait soupçonner leurs véritables intentions », ce qui a été dit par Metellus Macédonicus, un homme des temps anciens ; et dire en public « que celui qui ne sait dissimuler, ne sait régner », c’est avertir ceux qui ont à traiter avec vous, que tout ce que vous leur dites est tromperie et mensonge : « Plus un homme est fin et adroit, plus il est odieux et suspect s’il perd sa réputation d’honnêteté (Cicéron). » Ce serait une grande simplicité que de se prendre à l’air ou aux paroles de qui, de parti pris, est, comme était Tibère, toujours autre au dehors qu’il n’est au dedans. Je ne sais comment de telles gens, dont rien ne peut être pris comme argent comptant, peuvent avoir des relations avec les autres ; qui est déloyal envers la vérité, l’est également envers le mensonge.

Ceux qui, de notre temps, ont considéré qu’il était du devoir d’un prince de ne se préoccuper que du bien de ses affaires qu’ils placent au-dessus du soin qu’il doit prendre de sa foi et de sa conscience, peuvent, à celui dont la fortune a amené la situation en tel point qu’il peut la fixer à jamais en manquant une seule fois à sa parole, conseiller avec quelque apparence de raison d’en agir ainsi ; mais les choses ne se passent pas de la sorte : on est sujet à revenir souvent sur de pareils marchés ; on a à conclure plus d’une fois la paix, à signer plus d’un traité en sa vie. L’appât du gain vous convie à un premier acte de déloyauté, et il y en a presque toujours, comme dans toute mauvaise action : sacrilèges, meurtres, rébellions, trahisons, ne s’entreprennent jamais qu’en raison du résultat qu’on en attend ; mais ce premier bénéfice est la source de bien nombreux dommages et enlève au prince, par l’exemple qu’il a donné de son infidélité, toutes relations et tout moyen de négociations. — Lorsque Soliman, de la race des Ottomans, race peu scrupuleuse dans l’observation des promesses et des pactes, fit, au temps de mon enfance, opérer à son armée une descente à Otrante, Mercurin de Gratinare et les habitants de Castro furent, après la reddition de cette place, retenus prisonniers au mépris de la capitulation passée entre eux et ses gens. L’ayant su, Soliman ordonna de les relâcher, faisant observer qu’ayant en vue d’autres grandes entreprises dans la contrée, cette déloyauté, malgré l’avantage momentané qu’elle semblait présenter, le discréditerait pour l’avenir et ferait naître contre lui une défiance de nature à lui porter un préjudice considérable.

Montaigne, ennemi de toute contrainte et de toute obli-