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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/506

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trainct, sec, et resserré. Les gens, qui me seruent, il faut que ie les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays car il m’est tres-malaisé de retenir des noms. Ie diray bien qu’il y a trois syllabes, que le son en est rude, qu’il commence ou termine par telle lettre. Et si ie durois à viure long temps, ie ne croy pas que ie n’oubliasse mon nom propre, comme ont faict d’autres. Messala Coruinus fut deux ans n’ayant trace aucune de memoire. Ce qu’on dit aussi de George Trapezonce. Et pour mon interest, ie rumine souuent, quelle vie c’estoit que la leur et si sans cette piece, il me restera assez pour me soustenir auec quelque aisance. Et y regardant de pres, ie crains que ce defaut, s’il est parfaict, perde toutes les functions de l’ame.

Plenus rimarum sum, hac atque illac perfluo.

Il m’est aduenu plus d’vne fois, d’oublier le mot que i’auois trois heures au parauant donné ou receu d’vn autre et d’oublier où i’auoy caché ma bourse, quoy qu’en die Cicero. Ie m’ayde à perdre, ce que ie serre particulierement. Memoria certè non modò philosophiam, sed omnis vitæ vsum, omnesque artes, vnà maximè continet. C’est le receptacle et l’estuy de la science, que la memoire : l’ayant si deffaillante ie n’ay pas fort à me plaindre, si ie ne sçay guere. Ie sçay en general le nom des arts, et ce dequoy ils traictent, mais rien au delà. Ie feuillete les liures, ie ne les estudie pas. Ce qui m’en demeure, c’est chose que ie ne reconnoy plus estre d’autruy. C’est cela seulement, dequoy mon iugement a faict son profit : les discours et les imaginations, dequoy il s’est imbu. L’autheur, le lieu, les mots, et autres circonstances, ie les oublie incontinent. Et suis si excellent en l’oubliance, que mes escripts mesines el compositions, ie ne les oublie pas moins que le reste. On m’allegue tous les coups à moy-mesme, sans que ie le sente. Qui voudroit sçauoir d’où sont les vers et exemples, que i’ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire et si ne les ay mendiez qu’és portes cognuës et fameuses ne me contentant pas qu’ils fussent riches, s’ils ne venoient encore de main riche et honorable : l’authorité y concurre quant et la raison. Ce n’est pas grande merueille si mon liure suit la fortune des autres liures : et si ma memoire desempare ce que i’escry, comme ce que ie ly : et ce que ie donne, comme ce que ie reçoy.Outre le deffaut de la memoire, i’en ay d’autres, qui aydent beaucoup à mon ignorance. I’ay l’esprit tardif, et mousse, le moindre nuage luy arreste sa poincle en façon que, pour exemple, ie ne luy proposay iamais enigme si aisé, qu’il sçeust desuelopper. Il n’est si vaine subtilité qui ne m’empesche. Aux