Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/513

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l’esprit est dans le doute, la moindre impulsion le fait pencher de l’un ou de l’autre côté (Térence). » — L’incertitude de mon jugement tient, dans certains cas, la balance tellement égale, que je m’en remettrais volontiers à la décision du sort et des dés ; et je remarque, comme un témoignage probant de la faiblesse humaine, les exemples que l’histoire sacrée elle-même nous donne de s’en remettre à la fortune et au hasard pour, dans les cas douteux, décider des choix à faire : « Le sort tomba sur Mathias (Actes des Apôtres). » La raison humaine est un glaive à double tranchant et dangereux à manier ; dans la main même de Socrate, son ami le plus intime et le plus familier, voyez combien de bouts a un bâton, combien de solutions présente une même affaire ! Aussi ne suis-je capable que de suivre les autres, et me laisse aisément entraîner par la foule ; je n’ai pas assez confiance en mes forces, pour entreprendre de commander et de diriger ; je suis bien aise de trouver ouvert par autrui le sentier où je chemine. S’il me faut courir la chance d’un choix incertain, je préfère que ce soit à la remorque d’un autre plus sûr de ses opinions et qui les épouse plus que je ne fais des miennes, qui toujours me paraissent reposer sur une base glissante.

Par la même raison, il est peu favorable aux changements politiques. — Cependant je ne suis pas homme que l’on puisse facilement abuser, d’autant que je saisis très bien le côté faible des opinions contraires. « Donner constamment son assentiment, peut entraîner à bien des erreurs et à bien des dangers (Cicéron) ; » cela est vrai surtout dans les affaires politiques qui présentent un beau champ ouvert aux discussions et aux incertitudes : « La balance dont les plateaux sont chargés de poids égaux, ne s’abaisse, ni ne s’élève d’aucun côté (Tibulle). » — Les principes de Machiavel, par exemple, sont, en pareille matière, assez sérieux ; et pourtant, ils ont été très aisément réfutés, et ceux qui l’ont fait, y ont employé des objections tout aussi facilement réfutables ; à tout argument on trouve toujours bien deux, trois ou quatre répliques à opposer, sans compter ces inextricables débats qui n’en finissent pas, que la chicane a introduits pour, autant que faire se peut, prolonger les procès : « L’ennemi nous bat, nous le battons à notre tour (Horace). » Les raisons émises de part et d’autre, ne reposent guère que sur l’expérience, et les événements humains se produisent sous tant de formes que, pour chaque cas, les exemples sont en nombre infini. — Un savant personnage de notre époque dit que, quand nos almanachs prédisent le chaud, quelqu’un peut tout aussi bien dire qu’il fera froid ; qu’il fera humide, quand ils prédisent un temps sec ; pronostiquer toujours le contraire de ce qu’ils annoncent ; et que si lui-même avait à parier pour l’une ou l’autre de ces prédictions opposées, peu lui importerait de quel côté il se rangerait, sauf pour ce qui ne saurait prêter à incertitude, comme de présager à Noël des chaleurs excessives, ou à la Saint-Jean les rigueurs de l’hiver. Je pense exactement de même des discussions politiques : quelle que soit la thèse que vous souteniez, vous avez