Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/515

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aussi beau jeu que votre adversaire, pourvu que vous ne veniez pas à heurter les principes les plus élémentaires et qui sautent aux yeux. Toutefois, à mon sens, dans les affaires publiques, il n’est pas de direction, si mauvaise qu’elle soit, qui, si elle est constamment suivie et appliquée depuis un certain temps déjà, ne soit préférable à des changements occasionnant des bouleversements. Nos mœurs sont excessivement corrompues et ont une tendance excessive à devenir pires ; parmi nos lois et nos usages, il s’en trouve plusieurs de barbares et de monstrueux ; et cependant, en raison de la difficulté d’améliorer ce qui existe et du danger d’effondrement causé par tout changement, si je pouvais planter une cheville qui arrêtât le mouvement de notre roue au point où nous en sommes, je le ferais de bon cœur : « Il n’est pas d’action si honteuse et si infâme, qu’on ne puisse encore en citer de pires (Juvénal). » — Ce que je trouve de plus malheureux en notre état, c’est l’instabilité ; nos lois, pas plus que nos vêtements, ne peuvent prendre de forme arrêtée. Il est facile d’accuser un gouvernement d’imperfection puisque tout ce qui est mortel en est plein ; il est bien aisé de pousser un peuple au mépris de ce qu’il observait jadis ; il n’y a personne qui l’ait entrepris, qui n’en soit venu à bout ; mais substituer quelque chose de meilleur à ce que l’on a ruiné, beaucoup qui l’ont tenté, y ont perdu leur peine. — Dans ma conduite, j’accorde peu de part à la prudence ; je me laisse mener volontiers vers ce qui assure l’ordre public. Heureux peuple qui fait ce qu’on lui commande, mieux que ne font ceux qui ordonnent, sans s’inquiéter des causes de ce qu’on lui demande, se laissant doucement aller au gré de la Providence ! Chez qui raisonne et discute, l’obéissance n’est jamais entière, ni sans arrière-pensée.

Sur quoi est fondée l’estime que Montaigne a de lui-même, il croit à son bon sens. — En somme, pour en revenir à moi, cela seul en quoi je m’estime, c’est ce en quoi jamais homme ne s’est cru défectueux ; ce qui fait mon mérite est une chose vulgaire, que j’ai de commun avec n’importe qui je crois à mon bon sens ; et qui jamais a pensé en manquer ? ce serait là une proposition en contradiction avec elle-même. Croire manquer de bon sens, est une maladie qui n’existe jamais chez qui elle se voit ; si forte et si tenace qu’elle soit, il suffit cependant d’un coup d’œil de la part de celui qui s’en croit atteint, pour la percer et la dissiper, comme fait le soleil d’un brouillard opaque ; s’en accuser, serait s’en excuser ; se condamner sur ce sujet, serait s’absoudre. Jamais portefaix ni femmelette n’ont pensé ne pas en avoir leur part. Nous convenons assez facilement chez les autres de leur supériorité en fait de courage, de leur force corporelle, de leur expérience, de leur bonne santé, de leur beauté, mais ne concédons à personne celle du jugement ; et tout ce que les autres peuvent dire, inspiré par le simple bon sens, il nous semble que cela nous serait venu de même à l’idée, pour peu que nous y ayons songé.

Les ouvrages uniquement inspirés par le bon sens, atti-