Personne ne le lirait-il, qu’il n’en aurait pas moins employé son temps d’une façon très agréable à s’étudier et à se peindre. — Alors même que personne ne me lirait, aurai-je perdu mon temps, pour avoir employé tant d’heures oisives à de si utiles et agréables pensées ? Prenant un moulage de mon propre visage, j’ai dû bien souvent, pour me produire, me parer et composer mon maintien, si bien que le modèle a pris de la fixité et s’est en quelque sorte formé de lui-même. Me peignant pour autrui, j’ai peint le dedans de moi-même de couleurs plus nettes que celles qu’il présentait primitivement. Je n’ai pas plus fait mon livre, que mon livre ne m’a fait ; il ne fait qu’un avec son auteur ; c’est une étude de moi-même, il est partie intégrante de ma vie, je ne suis pas autre qu’il me représente et il n’est pas différent de ce que je suis ; il ne vise pas comme tous les autres ouvrages un but autre que la personnalité de celui qui l’écrit et auquel il demeure étranger. Ai-je perdu mon temps en me scrutant avec tant de soin et de continuité ? Ceux qui, par simple caprice et dans le cours d’une conversation, font un retour de quelques moments à peine sur eux-mêmes, ne s’examinent ni si avant, ni si exactement que celui qui en fait son étude, son œuvre, son métier, qui a pris vis-à-vis de lui-même l’engagement de consigner avec sincérité et sans ambage au mieux de ce qu’il peut, tout ce qu’il sent en lui ; les plaisirs les plus délicieux, ne les savourons-nous pas en nous-même, évitant d’en laisser trace et de les révéler aux yeux non seulement de la foule, mais de tout autre ? Combien de fois ce travail n’a-t-il pas été une diversion à des pensées ennuyeuses, au nombre desquelles sont à ranger toutes les pensées frivoles. — La nature nous a largement gratifié de la faculté de nous isoler pour réfléchir ; et elle nous y invite souvent, pour nous apprendre que nous nous devons en partie à la société, mais plus encore à nous-mêmes. Afin de contraindre notre imagination à apporter de l’ordre jusque dans ses rêveries, de les faire porter sur des objets déterminés et de l’empêcher de se perdre en se laissant aller à extravaguer au gré des vents, il n’est rien de tel que de donner corps, en en prenant note, à ces idées passagères qui se présentent à l’esprit ; c’est ce qui fait que j’écoute celles qui me passent par la tête, m’étant imposé de les consigner par écrit. Combien de fois, attristé de quelque action que la civilité ou la raison m’empêchaient de critiquer ouvertement, m’en suis-je déchargé dans ces Essais, avec l’arrière-pensée que cela contribuerait à l’instruction de tous ? D’ailleurs ces verges poétiques : « Pan sur l’ail, pan sur le groin, pan sur le dos du sagouin (Marot) », produisent encore plus d’effet sur le papier, qu’appliquées sur la chair vive. — Et puis, je prête un peu plus attention aux livres, depuis que j’y recherche ce que j’en puis grappiller pour agrémenter et donner du relief au mien. Je n’ai aucunement étudié en vue d’en faire un, mais j’ai quelque peu travaillé tandis que je le faisais, si c’est travailler même un peu que d’effleurer tantôt un auteur, tantôt un autre en le prenant soit par le commencement, soit par la fin, non pour me former une opinion,