Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/575

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teurs. — À Rome, la main fermée et renversée, le pouce détaché et en dessous, témoignait la satisfaction : « Tes partisans applaudiront à ton jeu, en baissant les deux pouces (Horace). » — La main fermée, le pouce détaché et en dessus, était une marque de défaveur : « Quand la foule tourne le pouce en haut, il faut, pour lui plaire, que les gladiateurs s’égorgent (Juvenal). »

La mutilation du pouce, chez les anciens, dispensait du service militaire. — Les Romains exemptaient de la guerre ceux qui étaient blessés au pouce, comme n’ayant plus assez de force pour se servir de leurs armes. — Auguste confisqua les biens d’un chevalier romain qui avait tranché le pouce à deux de ses enfants en bas âge, dans le but criminel de leur créer un motif les dispensant de se rendre aux armées. — Avant lui, le Sénat, lors des guerres sociales, avait condamné Caius Vatienus à la prison perpétuelle et à la confiscation de tous ses biens, pour s’être volontairement coupé le pouce de la main gauche afin de s’épargner d’y prendre part.

Quelqu’un dont je ne me souviens pas, ayant remporté une victoire navale, fit trancher les pouces à tous ses prisonniers, pour leur ôter tout moyen de combattre et de manier la rame. Les Athéniens agirent de même à l’égard des habitants d’Egine, pour leur ôter la supériorité dans l’emploi de leur marine.

À Lacédémone, les maîtres d’école punissaient les enfants en leur mordant les pouces.

CHAPITRE XXVII.

'La poltronnerie est mère de la cruauté.

Vérité de l’adage qui fait l’objet de ce chapitre ; le vrai brave épargne son ennemi vaincu, le lâche l’injurie et le frappe quand même il est réduit à l’impuissance. — J’ai souvent entendu dire que la poltronnerie est la mère de la cruauté, et j’ai constaté par expérience combien un courage faux.et perverti, entaché de mauvais sentiments et d’inhumanité, est d’ordinaire accompagné d’une faiblesse d’âme toute féminine ; j’ai vu des gens des plus cruels avoir la larme facile et pour des motifs de nulle importance. — Alexandre, tyran de Phères, ne pouvait assister, au théâtre, à la représentation de tragédies, de peur que ses sujets ne le vissent s’attendrir sur les malheurs d’Hécube ou d’Andromaque, lui qui, sans pitié, faisait chaque jour torturer tant de personnes, avec des raffinements de cruauté. Ne serait-ce pas par faiblesse d’âme que les gens de cette espèce vont ainsi d’un extrême à l’autre ? La vaillance a pour effet de ne s’exercer que con-