Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/593

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vingt de ses capitaines préférés qui le déchirèrent à belles dents et le dévorèrent morceau par morceau ; enfin quand il eut rendu le dernier soupir, on fit bouillir ses entrailles et tout ce qui restait de son corps, et on le fit manger à d’autres de sa suite.

CHAPITRE XXVIII.

Chaque chose en son temps.

Caton le censeur et Caton d’Utique ; la vertu de celui-ci l’emporte de beaucoup sur celle du premier. — Ceux qui mettent sur le même rang Caton le censeur et Caton d’Utique, celui qui s’est lui-même donné la mort, assimilent l’une à l’autre deux belles natures qui ont bien des points communs. Caton le censeur montra son beau naturel sous plus d’aspects différents, il l’emporte par ses succès militaires et les services rendus dans les charges publiques qu’il a occupées ; mais la vertu de Caton d’Utique, outre que ce serait un blasphème d’estimer qu’une autre puisse lui être comparée sous le rapport de l’énergie, a été beaucoup plus pure. Qui oserait en effet décharger celle de Caton le censeur du reproche d’envie et d’ambition, lui qui alla jusqu’à attaquer l’honneur de Scipion qui, en bonté et à tous autres égards, était de beaucoup meilleur que lui et que tout autre de son siècle ?

Dans sa vieillesse Caton le censeur s’avisa d’apprendre le grec, c’est un ridicule ; toutes choses doivent être faites en leur temps. — On dit entre autres de Caton le censeur que, dans son extrême vieillesse, il se mit à apprendre la langue grecque, y apportant beaucoup d’application, comme s’il voulait satisfaire un désir inné depuis longtemps ; je ne tiens pas cela comme si digne d’admiration, c’est à proprement parler ce que j’appellerais retomber en enfance. Chaque chose a son temps, les bonnes comme le reste ; et il peut fort bien arriver qu’une prière soit dite à un moment inopportun, ainsi que cela fut reproché à Q. Flaminius, que, général en chef, on avait vu, lors d’une bataille qu’il gagna, se mettre à l’écart, au moment de s’engager, et s’amuser à prier Dieu : « Le sage lui-même met des bornes à sa vertu (Juvenal). »

Eudémonidas voyant Xénocrate, à un âge avancé, s’empresser aux leçons de son école, dit : « Quand donc celui-ci saura-t-il, s’il apprend encore ? » — Philopoemen, entendant prodiguer les éloges au roi Ptolémée, parce que chaque jour il s’endurcissait en faisant des armes, disait : « Un roi de son âge n’est pas à louer de ce qu’il se livre à de semblables exercices, qu’il ne devrait plus qu’appliquer quand l’occasion s’en présente. » — L’homme jeune, disent les sages, doit se préparer, le vieillard jouir du fruit de sa prépara-