Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/601

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n’ayant redressé qu’une tête défaillante (Tibulle) », dans son désespoir, rentré chez lui, sans plus attendre, il s’en priva et envoya cette cruelle et sanglante victime à sa belle, en réparation de l’offense qu’il lui avait faite. Que ne dirions-nous d’un fait de si grande originalité, s’il avait été accompli avec réflexion et sous l’effet d’un mobile religieux, comme faisaient les prêtres de Cybèle ?

Il y a peu de jours, à Bergerac, à cinq lieues de chez moi lorsqu’on remonte la rivière de la Dordogne, une femme qui, la veille au soir, avait été molestée et battue par son mari de naturel chagrin et peu sociable, résolut d’échapper à ses brutalités par le sacrifice de sa vie. À son lever, se rencontrant comme d’ordinaire avec d’autres femmes ses voisines, elle leur glissa quelques mots de recommandation sur ses affaires, puis[1] prenant par la main une sœur qu’elle avait, elle l’emmena sur le pont. Là, comme pour se jouer, elle lui fit ses adieux, et, sans laisser voir le moindre changement ou altération en elle, se précipita de haut en bas, dans la rivière où elle se perdit. Ce que ceci présente de plus particulier, c’est qu’elle murit ce dessein, dans sa tête, pendant une nuit entière.

Autres exemples, mais suites de déterminations, de projets arrêtés longtemps à l’avance. — Les femmes indoues font bien autre chose. Il est dans les mœurs de ces peuples que les maris aient plusieurs femmes et qu’à la mort de l’un d’eux, celle qui lui est la plus chère se tue après lui. C’est là un privilège que, pendant toute sa vie, chacune s’efforce de mériter à l’encontre de ses compagnes ; les attentions qu’elles ont pour leur mari, les services qu’elles lui rendent, ont surtout pour objet d’obtenir la préférence pour lui tenir compagnie à sa mort : « Dès que la torche funèbre est lancée sur le bücher, on voit à l’entour les épouses échevelées se disputer l’honneur de mourir et de suivre leur époux ; lui survivre est une honte pour elles. Celle qui sort victorieuse de cette lutte, se précipite dans les flammes et, d’une bouche ardente, embrasse en mourant l’époux qui n’est plus (Properce). »

Quelqu’un rapporte avoir vu, dans ces contrées d’Orient, cette coutume encore en usage de nos jours ; non seulement les femmes, lorsqu’elles ont perdu leur mari, s’ensevelissent avec lui, mais aussi les esclaves auxquelles il a accordé ses faveurs. A cet effet, on procéde de la manière suivante : Le mari mort, la veuve peut, si elle désire, mais il est rare qu’elle le veuille, demander deux ou trois mois de répit, pour mettre ordre à ses affaires. Le jour venu, montée sur un cheval, parée comme pour une noce, la mine joyeuse, ayant à la main gauche un miroir, dans l’autre une flèche, « allant, dit-elle, dormir avec son époux », accompagnée de ses parents, de ses amis et d’une foule considérable en liesse, elle se promène en grande pompe, pour se rendre ensuite sur l’emplacement réservé à ce genre de spectacle. C’est une place assez vaste ; au milieu, une fosse remplie de bois ; joignant cette fosse, une plateforme élevée de quatre ou cinq marches, sur laquelle la femme est

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