Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/607

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Un jeune seigneur ture s’était signalé par un fait d’armes accompli personnellement, en vue des deux armées d’Amurat et d’Huniade sur le point d’en venir aux mains. Amural lui ayant demandé à quoi il devait, lui si jeune et si inexpérimenté (c’était la première guerre à laquelle il prenait part), d’avoir déployé une vigueur et un courage si généreux, il répondit que la vaillance lui avait été enseignée par un professeur hors ligne, qui était un lièvre : « Étant un jour à la chasse, dit-il, je vis un lièvre au gite ; et, bien que j’eusse avec moi deux excellents lévriers, comme il se présentait d’une façon tout à fait avantageuse, il me sembla que, pour être plus sûr de ne pas le manquer, il valait encore mieux le tirer avec mon arc. Je me mis donc à lui décocher une flèche, puis une autre, et ainsi jusqu’à quarante qui étaient dans mon carquois, non seulement sans le toucher, mais même sans l’éveiller. Alors je découplai et lançai sur lui mes lévriers ; ils ne réussirent pas davantage à l’atteindre. Je compris par là qu’il avait été protégé par la destinée ; que ni les traits, ni les glaives ne portent, si la fatalité n’en a ainsi décidé, et que nous ne pouvons ni devancer, ni retarder son arrêt. » — Ce conte doit, en passant, servir à nous montrer combien notre raison est sensible aux impressions les plus diverses. Un personnage considérable par son àge, son nom, ses dignités et ses opinions, se vantait à moi d’avoir été amené à une modification très importante de sa foi, par un fait qui n’y avait qu’un rapport indirect et tout aussi bizarre que celui survenu à ce seigneur turc ; fait si peu concluant du reste, que je trouve qu’il militait encore davantage dans le sens contraire. Il le qualifiait de miracle ; moi aussi, mais en l’envisageant d’autre façon. — Les historiens turcs estiment que la conviction que, chez ce peuple, tout le monde a, que nos jours sont fixés d’une manière immuable par la fatalité, aide d’une façon évidente à lui donner cette assurance qu’il montre dans le danger. Je connais un grand prince qui fait servir fort heureusement cette croyance à ses intérêts, soit qu’il y ait foi, soit qu’il n’en use que pour se défendre contre le reproche de trop s’aventurer ; puisse la fortune ne pas trop tôt se lasser de lui être favorable.

Quant aux assassins, la plupart du temps, ce sont les passions religieuses ou politiques qui arment leur bras. — Il n’y a pas, autant qu’il m’en souvient, de fait témoignant de plus de résolution, que celui de ces deux hommes qui attentèrent à la vie du prince d’Orange. Il est merveilleux comment le second, qui réussit dans son entreprise, ait pu y être déterminé, alors qu’elle avait si mal tourné chez le premier qui y avait cependant apporté toutes les garanties possibles de succès. Il s’agissait en effet, pour lui, de s’attaquer après ce précédent fâcheux, avec la même arme, à un seigneur qui, mis en garde par l’attentat dont récemment il venait d’être l’objet, avait un entourage nombreux d’amis dévoués, était doué d’une grande force physique et se trouvait chez lui, au milieu de ses gardes, dans une ville toute à sa dévotion. Certes,