Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/622

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gré, bien mesnager ses affaires, que de se ronger interieurement : ce que ie craignois qu’il fist, pour maintenir ce masque, et cette reglée apparence par le dehors.On incorpore la cholere en la cachant comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel de peur d’estre apperceu en vne tauerne, se reculoit au dedans : Tant plus tu le recules arriere, tant plus tu y entres. Ie conseille qu’on donne plustost vne buffe à la iouë de son valet, vn peu hors de saison, que de gehenner sa fantasie, pour representer cette sage contenance. Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couuer à mes despens. Elles s’alanguissent en s’esuantant, et en s’expri— mant. Il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors, que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leuiora sunt : et tunc perniciosissima, quum simulata sanitate subsidunt.I’aduertis ceux, qui ont loy de se pouuoir courroucer en ma famille, premierement qu’ils mesnagent leur cholere, et ne l’espandent pas à tout prix : car cela en empesche l’effect et le poids. La criaillerie temeraire et ordinaire, passe en vsage, et fait que chacun la mesprise : celle que vous employez contre vn seruiteur pour son larcin, ne se sent point, d’autant que c’est celle mesme qu’il vous a veu employer cent fois contre luy, pour auoir mal rinsé vn verre, ou mal assis vne escabelle. Secondement, qu’ils ne se courroussent point en l’air, et regardent que leur reprehension arriue à celuy de qui ils se plaignent car ordinairement ils crient, auant qu’il soit en leur presence, et durent à crier vn siecle apres qu’il est party,

Et secum petulans amentia certat.

Ils s’en prennent à leur ombre, et poussent cette tempeste, en lieu, où personne n’en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix, tel qui n’en peut mais. l’accuse pareillement aux querelles, ceux qui brauent et se mutinent sans partie : il faut garder ces Rodomontades, où elles portent.

Mugitus veluti cùm prima in prælia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventósque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.

Quand ie me courrouce, c’est le plus vifuement, mais aussi le plus briefuement et secretement que ie puis : ie me pers bien en vistesse, et en violence, mais non pas en trouble : si que i’aille iettant à l’abandon, et sans choix, toute sorte de parolles iniurieuses, et que ie ne regarde d’assoir pertinemment mes pointes, où