Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/673

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en espérer ; il y consentit. Après l’avoir attentivement examiné, elle estima que la guérison était impossible ; que tout ce qu’il pouvait attendre, était de trainer, fort longtemps encore, une vie douloureuse et languissante ; et, comme plus sûr et souverain remède, elle lui conseilla de se tuer. Le trouvant un peu hésitant à accepter une solution aussi radicale : « Ne pense pas, mon ami, lui dit-elle, que les douleurs que je te vois souffrir ne me touchent pas autant que toi et que, pour y échapper, je ne veuille pas faire moi-même usage du médicament que je te conseille. Je te tiendrai compagnie quand tu seras guéri, comme je le fais pendant que tu es malade. N’aie donc pas cette crainte et pense au plaisir que nous éprouverons de ce passage de vie à trépas, auquel nous devrons d’être délivrés de tels tourments ; c’est un heureux voyage que nous accomplirons ensemble. » Cela dit, et ayant ranimé le courage de son mari, elle décida qu’ils se précipiteraient dans la mer, d’une fenêtre de leur demeure, dont les flots baignaient le pied ; et, pour lui témoigner jusqu’à la fin cette loyale et ardente affection dont elle l’avait entouré toute sa vie, elle voulut encore qu’il mourût entre ses bras ; mais, de peur que les forces ne vinssent à lui manquer, et que les étreintes dont elle l’enlaçait ne se relâchassent dans la chute et par suite de l’appréhension qu’elle pourrait éprouver, elle se fit lier et attacher très étroitement à lui par le milieu du corps, faisant ainsi abandon de sa vie pour le repos de celle de son mari. Cette femme était de basse extraction et, parmi les gens de cette condition, des faits d’une aussi exquise bonté ne sont pas absolument rares : « C’est parmi les pauvres gens que la Justice, fuyant nos régions, a porté ses derniers pas (Virgile). »

Les deux autres sont des femmes nobles et riches, parmi lesquelles les exemples de vertu sont moins fréquents.

La seconde est Arria, femme de Cecina Pætus ; son énergie. — Arria, femme de Cecina Pætus, personnage consulaire, était mère d’une autre Arria, femme de Thrasæas Pætus, dont la vertu fut en si grand renom du temps de Néron, et, du fait de ce gendre, elle fut grand’mère de Fannia ; cette indication est nécessaire, la ressemblance des noms de ces hommes et de ces femmes et aussi leurs fortunes semblables ayant amené des confusions. — Cecina Pætus, après la défaite de Scribonianus, dont il avait embrassé le parti contre l’empereur Claude, ayant été arrêté par les gens de ce dernier, Arria, première du nom, sa fenime, supplia ceux qui l’emmenaient prisonnier à Rome de la recevoir sur leur navire, où elle serait de moindre dépense et de moins de gêne que le personnel qu’ils devraient prendre pour le service de son mari, s’engageant à suffire à elle seule à faire sa chambre, sa cuisine et tout ce qui serait besoin ; ils s’y refusèrent. Elle se jeta alors dans un bateau de pêcheur qu’elle loua sur-le-champ, et de la sorte le suivit depuis la Slavonie. Ils étaient à Rome, quand, un jour, en présence de l’empereur, Junia veuve de Scribonianus, s’autorisant de leurs infortunes communes, l’aborda familièrement ; elle la re-