Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 2.djvu/98

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sance donc de cette mort, et cette facilité qu’il auoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu’elle doiue rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la ceruelle tant soit peu teinte de la vraye Philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l’accident de sa prison, de ses fers, et de sa condemnation ? Et qui ne recognoist en luy, non seulement de la fermeté et de la constance, c’estoit son assiette ordinaire que celle-là, mais encore ie ne sçay quel contentement nouueau, et vne allegresse enioüée en ses propos et façons dernieres ? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa iambe, apres que les fers en furent hors : accuse-il pas vne pareille douceur et ioye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d’entrer en cognoissance des choses aduenir ? Caton me pardonnera, s’il luy plaist ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais cette-cy est encore, ie ne sçay comment, plus belle. Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m’en enuoyent vne telle, fit-il. On voit aux ames de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, ie fay grand doubte qu’il y en ait eu) vne si parfaicte habitude à la vertu, qu’elle leur est passée en complexion. Ce n’est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse c’est l’essence mesme de leur ame, c’est son train naturel et ordinaire. Ils l’ont renduë telle, par vn long exercice des preceptes de la Philosophie, ayans rencontré vne belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouuent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame, estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu’elles commencent à s’esbranler.Or qu’il ne soit plus beau, par vne haulte et diuine resolution, d’empescher la naissance des tentations ; et de s’estre formé à la vertu, de maniere que les semences niesmes des vices en soient desracinées : que d’empescher à viue force leur progrez ; et s’estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s’armer et se bander pour arrester leur course, et les vaincre et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d’estre simplement garny d’vne nature facile et debonnaire, et desgoustée par soy mesme de la desbauche et du vice, ie ne pense point qu’il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu’elle rende vn homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Ioint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la foiblesse, que ie ne sçay pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d’innocence, sont à cette cause aucunement noms de mespris.Ie voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuuent arriuer à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers, si fermeté il la