Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

cuse, autant qu’un acte de cette nature peut être excusé. Mais le bénéfice que retira le trésor public et qui fut le prétexte dont usa le Sénat romain en la circonstance, n’est pas suffisant pour faire admettre une injustice comme celle qu’il commit dans cette affaire malpropre que je vais rapporter : Certaines villes s’étaient rachetées à prix d’argent et avaient recouvré leurs franchises sur ordonnances rendues par le Sénat, qui avait ratifié cette mesure prise par Sylla. Celui-ci mort, le Sénat, saisi à nouveau de la question, replaça ces villes sous le régime de la taille et décida que l’argent qu’elles avaient payé pour leur rachat, ne leur serait pas rendu. Les guerres civiles produisent souvent d’aussi vilains exemples : nous punissons les particuliers de ce qu’ils nous ont crus, quand nous étions autres que nous ne sommes devenus ; le magistrat fait porter la peine du changement qui s’est produit en lui, à qui n’en peut mais ; le maître d’école fouette son écolier pour avoir été trop docile ; le clairvoyant, l’aveugle auquel il ser t de guide. Quelle horrible image de la justice cela nous donne !

L’intérêt privé ne doit jamais prévaloir sur la foi donnée ; ce n’est que si on s’est engagé à quelque chose d’inique ou de criminel, que l’on peut manquer à sa parole. — Il y a en philosophie des règles qui sont fausses et par trop élastiques. L’exemple ci-après qu’on nous propose comme un cas où l’intérêt particulier peut primer la foi engagée, ne tire pas des circonstances mêmes que l’on indique, une autorité suffisante : Des brigands se sont emparés de vous, et vous ont rendu la liberté après vous avoir fait jurer de leur payer comme rançon une sonime déterminée ; est-on fondé à prétendre qu’un homme de bien, une fois hors de leurs mains, est dégagé de son serment, s’il ne paie pas ? Non ; ce que la crainte m’a fait vouloir, je dois le vouloir encore, lorsque je n’ai plus à craindre ; et lors même que c’est cette crainte qui a contraint ma langue à prononcer ce que ma volonté ne ratifiait pas, je suis encore tenu d’observer exactement ma parole. — Chez moi, quand parfois la parole a été inconsidérément plus loin que la pensée, je ne m’en suis pas moins fait un cas de conscience de ne pas me désavouer ; autrement, de degré en degré, nous arriverions à abolir tout droit qu’un tiers peut fonder sur nos promesses et * nos serments : « La violence peut-elle quelque chose sur un homme de caur (Cicéron) ? » L’intérêt privé ne peut être pour nous une excuse de manquer à nos promesses que dans le cas où nous aurions promis une chose mauvaise et injuste par elle-même, parce que les droits de la vertu doivent l’emporter sur tous autres dont nous avons contracté l’obligation.

Chez Épaminondas l’esprit de justice et la délicatesse de sentiments ont toujours été prédominants ; son exemple montre qu’il est des actes qu’un homme ne peut se permettre même pour le service de son roi, même pour le bien de son pays. — J’ai, plus haut, mis Épaminondas au premier rang des hommes les meilleurs ; je ne m’en dédis pas. À