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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/140

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nostre malheur de faire cet office : c’est au bon heur de nostre jugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions, que les maudire. C’est aux gents, qui ne s’esueillent qu’à coups de fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité : elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. Le santé m’aduertit, comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie me suis auancé le plus que i’ay peu, vers ma reparation et reglement, lors que i’auoy à en iouir. Ie seroy honteux et enuieux, que la misere et l’infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu’on eust à m’estimer, non par où i’ay esté, mais par où l’ay cessé d’estre.A mon aduis, c’est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes, le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité. Ie ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’vn philosophe à la teste et au corps d’vn homme perdu ny que ce chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout vniformément. Si i’auois à reuiure, ie reuiurois comme i’ay vescu. Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l’aduenir et si ie ne me decoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C’est vne des principales obligations, que i’aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison, i’en ay veu l’herbe, et les fleurs, et le fruit et en voy la secheresse. Heureusement, puisque c’est naturellement. Ie porte bien plus doucement les maux que i’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct : et qu’ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre de mesme taille, en l’vn et en l’autre temps : mais elle estoit bien de plus d’exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu’elle n’est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous touche le courage : il faut que nostre conscience s’amende d’elle mesme, par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement de nos appetits. La volupté n’en est en soy, ny pasle, ny descoulouree, pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.On doibt aymer la temperance par elle mesine, et pour le res-