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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/149

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celles d’intérêt privé. — Les allures de l’àme sont d’autant plus belles qu’elles sont moins forcées et plus naturelles ; nos meilleures occupations sont celles qui exigent de nous le moins d’efforts. Mon Dieu, que la sagesse rend donc service à ceux dont elle subordonne les désirs au pouvoir qu’ils ont de les réaliser ! Il n’y a pas de science plus utile : « Suivant ce qu’on peut » était le refrain et le mot favori de Socrate ; mot bien profond ! Il faut faire porter nos désirs sur les choses les plus aisées, celles qui sont à notre portée, et les y limiter. N’est-ce pas une sotte idée de ma part de ne pas lier commerce d’amitié avec une foule de gens que le sort a placés dans mon voisinage et dont je ne puis me passer, pour m’en tenir à une personne ou deux qui sont en dehors de mon cercle habituel ? ne serait-ce pas là le fait du désir irréalisable que j’ai d’une chose perdue et que je ne puis recouvrer ? Ma tolérance de mœurs, ennemie de toute rancune et de rigorisme, a pu aisément me préserver d’exciter l’envie ou l’inimitié ; jamais homme n’a donné plus d’occasions, je ne dis pas d’être aimé, mais de n’être pas haï ; par contre, la réserve que j’apporte dans mes relations m’a, avec raison, aliéné la bienveillance d’un certain nombre qui sont excusables de l’avoir prise dans un sens qu’elle n’avait pas et en mauvaise part.

Je suis très capable d’acquérir et de conserver des amitiés exquises comme il en existe peu ; d’autant que lorsque des liaisons me conviennent, je les recherche comme un affamé ; je fais des avances, j’y apporte une telle avidité que je manque rarement de les nouer et de finir par être payé de retour ; j’en ai fait souvent l’heureuse expérience. Je suis peu porté aux amitiés banales, telles qu’elles se rencontrent d’ordinaire : elles me laissent froid, car outre qu’il est dans ma nature de ne pas me livrer si je ne me donne tout entier, ma bonne étoile a fait que, dès[1] ma jeunesse, j’ai été rendu extrêmement délicat sous ce rapport par une amitié unique, mais parfaite, qui, à la vérité, m’a un peu dégoûté des autres, et peut-être trop mis en tête l’idée que, comme dit un ancien, l’amitié s’accommode d’une compagnie restreinte mais non d’une société nombreuse ; et puis, j’ai naturellement peine à ne me donner qu’à moitié et sous restriction, en observant cette prudence soupçonneuse, dégradante, qu’on nous recommande de conserver dans les rapports qu’entraînent des amitiés trop étendues et qui n’offrent pas toute garantie, réserve qui est de toute nécessité, surtout en ce temps, où il y a continuellement danger à parler franchement de quelqu’un.

Il est utile de savoir s’entretenir familièrement avec toutes sortes de gens, et il faut savoir se mettre au niveau de ceux avec lesquels on converse. — Aussi je vois bien que celui qui, comme moi, se propose de jouir des commodités de la vie (je veux dire des commodités essentielles), doit fuir comme la peste ces difficultés et délicatesses d’humeur. Je louerais une âme qui serait composée de plusieurs étages et qui, sachant se monter et se démonter, s’adapterait à tout ce avec quoi sa

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