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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/163

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n’eussent-ils pas suffi aux besoins de ma vie. Le commerce des livres, qui est le troisième, est de beaucoup plus certain et plus à nous ; il n’a pas les avantages des deux premiers, mais il a pour lui que nous pouvons facilement et à tous moments y avoir recours. Constamment à ma portée durant tout le cours de mon existence, il m’assiste en tous lieux, en toutes circonstances, me console dans la vieillesse et la solitude, me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse, et me débarrasse, à toute heure, de gens dont la présence me contrarie ; il amortit enfin les élancements de la douleur, lorsqu’elle n’est pas trop aiguë, et qu’elle ne l’emporte pas sur tout palliatif. Pour me distraire d’une idée importune, il n’est rien comme de recourir aux livres ; ils s’emparent aisément de moi et me la font perdre de vue. Jamais ils ne se blessent de ce que je ne les recherche qu’à défaut des satisfactions plus réelles, plus vives, plus naturelles que procure la fréquentation des hommes et de la femme, et toujours ils me font même figure. Il n’y a pas grand mérite, dit-on, à aller à pied, pour qui mène après lui son cheval par la bride ; et notre Jacques, roi de Naples et de Sicile, beau, jeune, bien portant, qui, en voyage, se faisait transporter sur une civière, couché sur un méchant oreiller de plumes, vêtu d’une robe de drap gris, avec un bonnet de même étoffe, suivi, malgré cela, d’une grande pompe royale : litières, chevaux de main de toutes sortes, gentilshommes et officiers, faisait preuve d’une austérité facile à endurer et peu méritoire ; le malade qui a la guérison sous la main, n’est pas à plaindre. — C’est dans l’application et l’expérience que j’ai faites de cette maxime, qui est très juste, que consiste tout le fruit que je tire des livres. Je ne m’en sers, en effet, pas beaucoup plus que ceux qui n’en ont pas ; j’en jouis comme les avares de leurs trésors, par le seul fait que je sais que je pourrai en jouir quand il me plaira ; ce droit de possession suffit à mon âme qui s’en contente. Je ne voyage jamais sans livres, que ce soit en paix ou que ce soit à la guerre ; toutefois, il se passera des jours, des mois sans que je m’en serve. Ce sera pour tantôt, dis-je, ou pour demain, ou pour quand cela me conviendra ; et le temps s’écoule, passe, sans m’être à charge. Je ne saurais dire combien c’est un repos et un délassement pour moi, que la pensée que je les ai sous la main et puis y prendre plaisir à mon heure ; je ne puis reconnaître assez de quel secours ils me sont dans la vie. Ils constituent les meilleures provisions que j’aie pu me procurer, pour ce voyage qu’est la vie de l’homme, et je plains extrêmement les gens intelligents qui en sont privés. J’accepte d’autant mieux tout autre passe-temps qui se présente si léger qu’il soit, que je sais que celui-ci ne peut me faire défaut.

Sa bibliothèque est son lieu de retraite préféré ; description qu’il en donne. — Chez moi, je suis assez souvent dans ma bibliothèque, d’où, d’un coup d’œil, je vois tout ce qui se passe dans ma maison. De l’entrée, j’aperçois en contre-bas le jardin, la basse-cour, la cour, et plonge dans la plupart des pièces. A un