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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/189

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gresse et la santé ne se prêtent guère, dit-on, aux raisonnements sérieux et sages ; aujourd’hui que ma situation est autre, les misères de la vieillesse ne m’avertissent que trop, elles m’assagissent et me sermonnent. De l’excès de gaîté, je suis tombé dans celui de la sévérité, qui est un état plus fâcheux ; c’est pourquoi, maintenant, de parti pris, je me livre un peu à la débauche, laissant parfois mon esprit s’abandonner à des pensées folâtres et d’un autre àge qui le reposent. Je ne suis, à cette heure, que trop rassis, trop lourd, trop mùr ; les ans me sont chaque jour une leçon qui m’invite au calme et à la tempérance. Mon corps fuit tout écart et les redoute ; c’est lui qui, à son tour, porte mon esprit à se ranger ; à son tour il le régente et plus rudement et d’une façon plus impérieuse qu’il ne l’a été lui-même par lui ; que je dorme ou que je veille, il ne me laisse pas chômer une heure sans m’entretenir de la mort, de la patience et de la pénitence. Je me défends aujourd’hui contre la tempérance, comme autrefois contre la volupté ; elle me tire tellement en arrière, que j’en deviens stupide. Or, je veux demeurer maître de moi à tous égards ; la sagesse, elle aussi, a ses excès et n’a pas moins besoin d’être modérée que la folie. Aussi, de peur que par excès de prudence je me dessèche, me tarisse et compromette mon état, dans les intervalles où mes souffrances me laissent du répit, « de peur que mon âme ne soit trop attentive à ses maux (Ovide) », je dévie tout doucement, je détourne les yeux de ce ciel orageux et nébuleux que j’ai devant moi et que, Dieu merci, je considère bien sans effroi mais non sans effort, ni sans que ma pensée s’y reporte ; et me voilà m’amusant du souvenir des folies de ma jeunesse passée ; « mon esprit, soupirant après ce qu’il a perdu, se rejette tout entier dans le passé (Pétrone) ». Que l’enfant porte ses regards en avant de lui et le vieillard en arrière ; n’est-ce pas là ce que signifiait le double visage de Janus ! A ces moments, les ans peuvent m’entraîner s’ils le veulent, mais ce sera à reculons ; tant que mes yeux pourront reconnaître cette belle saison qui pour moi n’est plus, j’y reporterai mes regards de temps à autre ; si elle s’échappe de mon sang et de mes veines, du moins je ne veux pas en déraciner l’image de ma mémoire : « C’est vivre deux fois, que de vivre de sa vie passée (Martial). »

Aussi Montaigne saisit-il toutes les occasions de goûter quelque plaisir et pense qu’il vaut mieux être moins longtemps vieux, que vieux avant de l’être. — Platon recommande aux vieillards d’assister aux exercices, aux danses et à tous les jeux de la jeunesse, pour se réjouir par les autres de la souplesse et de la beauté physique qu’ils n’ont plus et se ressouvenir des grâces et des avantages de cet âge si verdoyant. Il veut que dans ces ébats dont ils seront les témoins, ils attribuent l’honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus distrait et causé de sensations agréables au plus grand nombre d’entre eux. — Autrefois, je notais comme journées extraordinaires les jours lourds.