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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/211

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de haine et de mépris, en agissent d’une façon fort injuste, qui deviendra pour eux une source de difficulté ; et les femmes qui acceptent comme un oracle sacré, cette belle règle que je les vois se passer de mains en mains : « Sers ton mari comme ton maître, et t’en garde comme d’un traitre », ce qui veut dire : « Conserve vis-à-vis de lui une déférence contrainte, hostile et méfiante », se rallient à un cri de guerre et de défi qui, lui aussi, est injurieux et sera la source de relations difficiles. Je n’ai pas assez d’énergie pour me jeter dans une voie aussi épineuse ; et à vrai dire, je n’en suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et de galanterie d’esprit qui fait confondre raison avec injustice, et tourner en ridicule tout ordre, toute règle qui ne s’accordent pas avec mes désirs ; de ce que je hais la superstition, je ne me jette pas, tête baissée, dans l’irréligion. Si on ne satisfait pas toujours au devoir, encore faut-il toujours le reconnaître et l’aimer ; et c’est une trahison que de se marier, sans remplir ses obligations conjugales. Assez sur ce point, continuons.

Différence entre le mariage et l’amour ; une femme peut céder à un homme dont elle ne voudrait pas pour mari. — Virgile nous dépeint un mariage où règne l’accord, qui satisfait aux convenances et dans lequel cependant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A-t-il voulu dire qu’il n’est pas impossible de céder aux instigations de l’amour, tout en se réservant de satisfaire dans une certaine mesure aux devoirs matrimoniaux ; qu’on peut manquer à ces devoirs, sans s’y dérober tout à fait ? il y a des valets qui volent leurs maîtres, sans pour cela les hair ! — La beauté, l’opportunité, la destinée, car la destinée y met aussi la main : « Il y a une fatalité qui pèse sur ces organes que cachent nos vêtements, car si les astres ne te protègent, il ne te servira de rien d’avoir les plus belles apparences de virilité (Juvénal) », toutes ces causes font que l’épouse s’attache à un étranger, sans se livrer pourtant si complètement à lui qu’il ne subsiste encore quelque lien par lequel elle tient à son mari. Ce sont là deux idées distinctes, qui procèdent différemment et ne sauraient être confondues : Une femme peut se donner à tel individu qu’elle ne voudrait absolument pas pour époux, je ne dis pas en raison seulement de sa situation dans le monde, mais pour luimême. Peu de gens ont épousé des amies, qui ne s’en soient repentis ; cela se voit jusque dans l’autre monde ; quel mauvais ménage a fait, dit-on, Jupiter avec sa femme qu’il avait connue avant le mariage et avec laquelle il avait déjà fait l’amour ! C’est ce qui se traduit par : « Se soulager dans un panier et le mettre ensuite sur sa tête. » J’ai vu de mon temps dans des milieux fort honorables le mariage mettre fin à l’amour entre personnes qui le pratiquaient d’une façon immorale et scandaleuse ; c’est qu’aussi ce sont là deux états qui relèvent de considérations qui sont bien loin d’être les mêmes. Nous sommes portés, de nous-mêmes, à deux choses différentes et qui se contrarient. Isocrate disait qu’Athènes était une ville qui plaisait, à la mode de ces femmes qu’on fréquente parce qu’elles