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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/217

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que Polémon le philosophe fut cité en justice par sa femme, parce qu’il allait semant en terrain stérile la semence qu’il eût dù répandre en terrain propice à la fécondation. Quant aux femmes qui épousent des hommes usés, elles sont, bien que mariées, dans une condition pire que les vierges et les veuves. Nous les tenons pour suffisamment loties, dès qu’elles ont un homme auprès d’elles, comme firent les Romains quand ils tinrent pour violée Clodia Læta que Caligula avait approchée, quoiqu’il fût avéré qu’il ne l’avait pas possédée, tandis qu’au contraire, par là, on avive en elles ce besoin de la nature, l’attouchement et la compagnie d’un måle quel qu’il soit, réveillant la chaleur de leurs sens, qui demeureraient plus calmes si on les laissait seules. Aussi, est-ce vraisemblablement dans le but de rendre, par ce moyen et ses effets, leur chasteté plus méritoire, que Boleslas roi de Pologne et Kinge sa femme, selon un vœu formé de commun accord le jour même de leurs noces, se privèrent, bien que couchant ensemble, ce jour-là et à tout jamais, des satisfactions que leur permettait le mariage.

L’éducation qu’on donne aux jeunes filles, tout opposée à ce qu’on exige d’elles, éveille constamment en elles ce sentiment ; elles n’entendent parler que d’amour et ce qu’on leur en cache, souvent maladroitement, elles le devinent. — Nous les formons dès l’enfance en vue de les préparer à l’amour ; leurs grâces, leur parure, leur savoir, leur langage, toute leur éducation sont dirigés en conséquence ; leurs gouvernantes ne cessent d’en entretenir leur imagination, ne serait-ce qu’en s’appliquant continuellement à les en dégoûter. Ma fille (le seul enfant que j’aie) est à l’âge où les lois tolèrent que se marient celles chez lesquelles les sens parlent de bonne heure ; son développement est tardif, elle est fluette et d’un tempérament lymphatique, contre lequel ne réagit pas sa mère qui l’élève près d’elle, la produisant peu, si bien qu’elle ne fait que commencer à se défaire des naïvetés de l’enfance. Elle lisait ces jours-ci, devant moi, un livre français où se rencontrait le mot « fouteau », qui sert parfois à désigner un arbre assez connu ; la femme chargée de s’occuper d’elle, l’arrêta court et assez rudement sur ce mot à double sens, lui faisant sauter le passage scabreux où il figurait. Je la laissai faire pour ne pas troubler sa manière ordinaire de procéder dans laquelle je n’interviens pas ; mais il faut convenir que la direction imprimée à la femme est bien singulière et qu’elle est à changer. Ou je me trompe bien, ou la fréquentation de vingt laquais pendant six mois n’aurait pas fait travailler l’imagination de ma fille pour trouver l’usage et la signification de l’autre sens de ces syllabes incriminées, comme le fit cette bonne vieille par sa réprimande et son interdiction de les prononcer : « La vierge nubile se plaît à apprendre des danses lascives, jusqu’à s’en courbaturer les membres ; elle rêve dès l’enfance à des amours impudiques (Horace). » — Lorsque les femmes viennent à se relâcher un peu de leur attitude cérémonieuse, qu’elles se laissent aller à parler en toute liberté, nous