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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/225

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bliques dont les institutions sont des modèles, il ordonnait que, dans les gymnases où se pratiquaient les exercices physiques, hommes et femmes, quel que fut l’âge, se présentassent nus aux yeux les uns des autres. — Les Indiennes qui, continuellement, voient les hommes ainsi, se trouvent, de ce fait, avoir au moins un de leurs sens, celui de la vue, qui échappe à toute exagération. Dans ce grand royaume de Pégu, elles n’ont elles-mêmes, pour se couvrir, à partir de la ceinture, qu’une bande d’étoffe fendue sur le devant et tellement étroite que, quels que soient les efforts qu’elles peuvent faire pour sauvegarder la décence, à chaque pas elles sont complètement à découvert. Bien qu’on dise que c’est là un usage ayant pour but d’attirer les hommes à elles et de distinguer les sexes chez ce peuple, où chacun est libre de s’abandonner à ses instincts, il se pourrait que cette coutume aboutit à un effet contraire à ce que l’on en attend ; la faim demeurée entière est plus pénible à supporter que si elle a déjà été en partie satisfaite, comme cela arrive dans le cas actuel, au moins par les yeux ; c’est ce qui faisait dire à Livie que, pour une honnête femme, un homme nu n’est pas plus qu’une image. — Les Lacédémoniennes, qui, femmes, étaient plus vierges d’imagination que ne sont nos filles, voyaient tous les jours les jeunes gens de leur ville dépourvus de tout vêtement, quand ils se livraient à leurs exercices ; elles-mêmes ne prenaient guère soin, quand elles marchaient, que leurs cuisses demeurassent couvertes, estimant, comme fait Platon, que leur vertu les protégeait assez, sans qu’il fût encore besoin de jupes bouffantes. Par contre ceux-là, dont parle saint Augustin, ont attribué un pouvoir prodigieux à la tentation que fait naître la nudité, qui mettent en doute si, au jugement universel, les femmes conserveront leur sexe à la résurrection ou prendront le nôtre, pour ne pas nous induire encore en tentation quand nous jouirons de la béatitude éternelle. — En résumé, on les provoque et on les surexcite par tous les moyens ; sans cesse nous échauffons et nous excitons leur imagination, puis nous en faisons reproche à leur ventre. Confessons donc la vérité : il n’en est guère parmi nous qui ne redoute plus la honte qui peut lui advenir par les fautes de sa femme que par les siennes ; qui ne se préoccupe plus (ô merveilleuse charité !) de la conscience de son épouse qu’il veut irréprochable, que de la sienne ; qui ne préférerait être lui-même un voleur et un sacrilège et que sa femme fùt meurtrière et hérétique, que de ne pas la voir plus chaste que son mari ; quelle inique appréciation du vice ! Nous et elles sommes capables de mille corruptions, qui causent plus de dommages et sont plus contraires aux lois naturelles que n’est la luxure, mais nous estimons qu’une chose constitue un vice, et un vice plus ou moins grave, non d’après sa nature, mais selon notre intérêt ; et c’est là la raison pour laquelle il y a tant d’inégalité dans nos appréciations sur son degré de gravité.

Il est bien difficile, dans l’état actuel de nos mœurs