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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/227

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qu’une femme soit toujours chaste et fidèle. — La rigueur que nous avons édictée contre la femme qui succombe à ces tentations, leur en fait un crime beaucoup plus grand que cela ne vaul et a pour elles des conséquences hors de proportion avec la chose elle-même ; mieux leur vaudrait aller au palais plaider pour faire fortune, ou à la guerre conquérir un grand nom, plutôt que d’avoir charge, au milieu de l’oisiveté et des satisfactions de tous genres, de faire une défense si difficile. Ne voient-elles pas qu’il n’y a ni marchand, ni procureur, ni soldat qui ne quittent leurs occupations professionnelles pour se livrer à cette autre guerre dirigée contre elles, et qu’il en est de même du moindre crocheteur, du plus misérable savetier, si harcelés et épuisés qu’ils soient par le travail et la faim ? « Tous les trésors d’Achéménès, toutes les richesses de l’Arabie et de la Phrygie, pourraient-ils payer un seul des cheveux de Licymnie dans ces doux moments où, tournant la téte, elle apporte sa bouche à tes baisers, ou que, par un doux caprice, elle refuse ce qu’elle veut se laisser ravir, sauf à te prévenir bientôt elle-même (Horace) ? » Je ne sais si les exploits de César et d’Alexandre surpassent en difficulté la résolution d’une femme jeune et belle, élevée à notre façon, dans la fréquentation d’un monde où elle brille, ayant contre elle tant d’exemples contraires et se maintenant dans toute sa pureté, au milieu de mille poursuites continues et pressantes. Rien de ce qu’elle pourrait faire n’est aussi épineux et n’exige qu’elle se démène davantage que ce qu’elle ne fait pas. Je trouve plus aisé de porter toute la vie une cuirasse qu’un pucelage ; et c’est parce qu’il est le plus pénible de tous, que le vœu de virginité est le plus noble : « La puissance de Satan a son siége dans les rognons, » dit S. Jérôme.

Elles n’en ont que plus de mérite lorsqu’elles parviennent à demeurer sages, mais ce n’est pas en se montrant prudes et revêches qu’elles feront croire davantage à leur vertu ; l’indiscrétion des hommes est un grand tourment pour elles. — Certes le plus ardu des devoirs imposés à l’humanité, celui qui nécessite le plus d’efforts, nous l’avons abdiqué entre les mains des dames et leur en abandonnons la gloire. C’est là un stimulant suffisamment puissant pour qu’elles s’opiniàtrent à l’observer, et un terrain éminemment favorable pour nous défier et fouler aux pieds cette illusoire supériorité de valeur et de vertu que nous prétendons avoir sur elles ; pour peu qu’elles veillent à ne pas s’en départir, elles y gagnent non seulement une plus grande estime, mais encore qu’on les aime davantage. Un galant homme ne discontinue pas ses poursuites parce qu’il a éprouvé un refus, si ce refus est motivé par la chasteté et non parce qu’il ne plaît pas ; nous avons beau jurer, menacer et nous plaindre, nous ne les en aimons que mieux, et mentons quand nous affirmons le contraire ; il n’est rien qui nous attire davantage qu’une femme qui se maintient sage sans cesser d’être douce et bienveillante. Il est làche et stupide de persister à poursuivre de ses assiduités une femme qui vous témoigne