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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/233

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pourquoi, déesse, ne pas vous fier à votre époux (Virgile) ? » Quant à elle, elle lui adresse une requête pour Enée, un de ses bâtards : « C’est une mère qui vous demande des armes pour son fils (Virgile) » ; ce qu’il lui accorde généreusement, s’exprimant en outre de la façon la plus honorable sur ce rejeton : « Il s’agit de faire des armes pour un héros (Virgile). » C’est là, à la vérité, une abnégation qui dépasse ce dont l’homme est capable, et je conviens qu’un tel excès de mansuétude demeure l’apanage des dieux ; « on ne saurait, en effet, établir de comparaison entre les hommes et eux (Catulle) ».

Chez la femme, la jalousie est encore plus terrible que chez l’homme ; elle pervertit tout ce qu’il y a en elle de beau et la rend susceptible des plus grands méfaits. — Pour ce qui est de la confusion qui en résulte entre les enfants, fruits de ces unions tant légitimes qu’illégitimes, outre que les plus graves législateurs ordonnent de n’en pas tenir compte et ont fait prévaloir cette manière de faire dans toutes les constitutions qu’ils ont données, cela ne touche pas les femmes qui, elles, n’ont pas d’hésitation sur ceux qui leur appartiennent ; plus que nous cependant, et je ne sais comment cela se fait, elles sont en proie à cette passion « Souvent la jalousie de Junon ne trouva que trop à s’exercer dans les infidélités quotidiennes de son époux (Catulle). » — Lorsque la jalousie s’empare de ces pauvres âmes faibles et incapables de résistance, c’est pitié avec quelle cruauté elle les tiraille et les tyrannise ; elle s’introduit en elles sous couleur d’amitié ; mais, une fois dans la place, les mêmes causes qui, auparavant, faisaient éclore leur bienveillance, deviennent des sujets de haine mortelle. Elle est, d’entre les maladies de l’esprit, celle à laquelle tout fournit le plus d’aliments et qui comporte le moins de remède la santé, la vertu, le mérite, la réputation du mari sont autant de prétextes qui surexcitent leur dépit et leur rage : « Il n’y a pas de haines plus implacables que celles de l’amour (Properce). » Cette fièvre enlaidit et corrompt tout ce que, sous d’autres rapports, il y a de beau et de bon en elles. Tout ce que fait une femme jalouse, si chaste, si bonne ménagère soit-elle, a quelque chose d’aigre et d’importun ; elle est possédée d’une agitation enragée qui indispose contre elle, produisant un effet tout contraire à ce qu’elle en attend. Ce fut bien le cas, à Rome, d’un certain Octavius : il avait couché avec Pontia Posthumia ; son affection pour elle s’accrut par la jouissance qu’il en avait eue. Il lui adressa instances sur instances pour qu’elle consentit à l’épouser ; ne pouvant l’y décider, l’amour extrême qu’elle lui inspirait, le porta à agir comme s’il eût été son plus cruel et mortel ennemi, il la tua. — Les symptômes ordinaires de cette maladie inhérente à l’amour, sont de même ordre ; ce sont des haines intestines, de sourdes menées, des complots incessants : « on sait jusqu’où peut aller la fureur d’une femme (Virgile) » ; c’est une rage qui se ronge elle-même, d’autant plus que, pour excuser ses méfaits, elle est obligée de se couvrir d’intentions bienveillantes à l’égard de celui qu’elle poursuit.