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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/241

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que chez d’autres qui ont une conduite d’apparence plus régulière. Il y en a qui se plaignent d’avoir été vouées à la chasteté avant d’avoir atteint l’âge où elles ont eu leur pleine connaissance ; de même j’en ai vu se plaindre, en toute sincérité, d’avoir été livrées à la débauche avant eet âge : peut-être était-ce par la faute de parents vicieux, peut-être par la misère qui est un rude conseiller. Aux Indes orientales, où la chasteté est particulièrement en honneur, il était admis par l’usage qu’une femme mariée pouvait s’abandonner à qui lui faisait présent d’un éléphant ; la gloire d’être estimée un si haut prix, l’excusait. Le philosophe Phédon, qui était de bonne famille, fit métier, pour vivre, après la conquête de l’Elide son pays, de se prostituer contre argent comptant, à qui voulut de lui, et cela dura aussi longtemps que sa beauté le lui permit. Solon fut, dit-on, le premier qui, en Grèce, concéda aux femmes, par ses lois, la liberté de pourvoir par la prostitution aux besoins de l’existence, coutume qui, dit Hérodote, avait été introduite avant lui dans les institutions de plusieurs peuples. — Finalement, quel fruit nous rapporte ce souci qui nous est si pénible ? si fondée que soit notre jalousie, encore faudrait-il voir si cette passion nous torture utilement ? Eh bien, est-il quelqu’un qui pense avoir un moyen efficace de maîtriser la femme ? « Mettez-la sous clef, donnez-lui des gardiens ; mais qui les gardera eux-mêmes ? Elle est rusée, c’est par eux qu’elle commencera (Juvenal) » ; la moindre facilité, en ce siècle si raffiné, lui suffit pour échapper.

Il vaut mieux ignorer que connaître leur mauvaise conduite ; un honnête homme n’est pas moins estimé parce que sa femme le trompe ; c’est un mal qu’il faut garder secret. Mais c’est là un conseil qu’une femme jalouse ne saurait admettre, tant cette passion, qui l’amène à rendre la vie intolérable à son mari, la domine une fois qu’elle s’est emparée d’elle. — La curiosité est toujours un défaut, mais ici, elle est pernicieuse : c’est folie de vouloir s’éclairer sur un mal qui ne comporte pas de traitement qui ne l’accroisse et ne l’aggrave, dont la honte s’augmente et acquiert de la publicité surtout par la jalousie, dont la vengeance qu’on en tire blesse plus nos enfants qu’elle ne nous guérit. Vous vous desséchez, vous mourrez à la peine, en voulant élucider une question aussi malaisée à vérifier. Combien piteusement y sont arrivés ceux qui, de mon temps, en sont venus à bout ! Si celui qui vous dénonce l’infidélité de votre femme ne vous apporte en même temps le remède qui vous tire d’embarras, l’avis qu’il vous donne constitue une injure qui mérite plus un coup de poignard que s’il vous donnait un démenti. On ne se moque pas moins de celui qui se met en peine de se venger, que de celui qui ignore ; la tache d’un mari trompé est indélébile, celui qui une fois l’a été l’est pour toujours ; le châtiment affirme son infortune plus encore que ne le fait la faute elle-même. Il est étrange de voir arracher de l’ombre et du doute nos malheurs privés et, en leur donnant des conséquences tragiques, les publier en quelque sorte à