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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/261

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l’usage si répandu de la circoncision,[1] qui en est une punition. Peut-être, après tout, est-ce avec raison que nous nous blâmons de faire une aussi sotte production qu’est l’homme, et de qualifier de honteux[2] l’acte duquel il dérive et aussi les organes qui y ont part (les miens aujourd’hui sont bien réellement honteux[3] et penauds). — Les Esséniens, dont parle Pline, demeurèrent plusieurs siècles, sans avoir besoin ni de nourrices, ni de maillots ; continuellement des étrangers leur arrivaient venant grossir leur secte, séduits qu’ils étaient par la belle règle qu’ils s’étaient imposée, de s’exterminer plutôt que d’avoir des relations sexuelles avec les femmes, et de voir s’éteindre la race des humains plutôt que de se prêter à en procréer un seul. — On dit que Zénon n’en connut qu’une et ne la connut qu’une fois dans sa vie ; et que ce ne fut que par civilité, pour ne pas paraître les dédaigner de parti pris. — Chacun évite, à l’égard de l’homme, d’être témoin de sa naissance et accourt pour le voir mourir. Pour le détruire, on recherche un champ spacieux, en pleine lumière ; pour le construire, on se cache dans une anfractuosité sombre où on soit le plus à l’abri possible. C’est un devoir de se dérober pour le faire et[4] d’en avoir honte, c’est une gloire à laquelle concourent plusieurs vertus que de le défaire ; l’un est un acte injurieux, l’autre constitue un mérite. Aristote ne dit-il pas que, d’après certain dicton de son pays, « bonifier quelqu’un, c’est le tuer ». Les Athéniens, ayant à purifier l’ile de Délos et se concilier Apollon, pour faire part égale à ces deux actes de l’existence humaine, défendirent à la fois toute inhumation et tout accouchement sur le territoire de cette ile : « Nous estimons n’exister que par le fait d’une faute commise (Térence). »

N’y a-t-il pas des hommes et même des peuples qui se cachent pour manger, des fanatiques qui se défigurent, des gens qui s’isolent du reste de l’humanité ! On abandonne les lois de la nature pour suivre celles plus ou moins fantasques des préjugés. — Il y a des peuples où l’on se couvre le bas du visage pour manger. Je connais une dame, et des plus grandes, qui est dans ces idées : elle estime que mâcher donne une contenance désagréable qui diminue de beaucoup la grâce et la beauté de la femme, et, quand elle dine en public, elle mange le moins qu’elle peut. Je connais aussi un homme qui ne peut supporter ni voir manger, ni être vu lorsqu’il mange et qui évite toute assistance plus encore quand il se remplit que lorsqu’il se vide. — Chez les Turcs, on voit un grand nombre de gens qui, pour acquérir plus de mérite que les autres, ne se laissent jamais voir quand ils prennent leurs repas et n’en font qu’un par semaine ; ils se tailladent, se déchiquettent la figure et les membres, ne parlent à personne ; ce sont des fanatiques qui pensent honorer leur nature en la dénaturant, qui s’estiment de se mépriser, et pensent devenir meilleurs en se rendant pires ! Quel monstrueux animal que l’homme ; il se fait horreur à lui-même ; ses plaisirs lui sont à charge, il recherche le mal ! — Il y en a qui cachent l’existence qu’ils mènent,

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